"Une Suisse sans armée" n°44, hiver 99, pp. 20-21

Dix ans après 1989:

Qu’avons-nous gagné?

Dans le concert des commémorations du dixième anniversaire de la chute du communisme, il nous a paru indispensable de faire le point sur les bouleversements géographiques et géostratégiques de cette fin de siècle. D’un côté, le camp de la liberté et du libre marché a gagné. De l’autre, les guerres ont fait leur retour en Europe. Dans tous les cas, un lourd prix payé par la population.

À la fin des années quatre-vingts, l’URSS est exsangue. La gabegie causée par une bureaucratie omniprésente et écrasante a été accentuée par la course aux armements engagée contre les USA de Reagan puis de Bush. Une lueur d’espoir de détente a été cependant allumée avec l’élection en 1985 de Mikhaïl Gorbatchev comme secrétaire générale du Parti communiste de l’Union soviétique, qui mène une politique de réformes (perestroïka) et de transparence (glasnost).

En Pologne, avec le syndicat Solidarnosc, en Tchécoslovaquie avec la Charte 77, et en Allemagne de l’Est avec les mouvements civiques, les citoyennes et citoyens font entendre une contestation de plus en plus forte. Le temps n’est plus à la répression par les armées et par le grand frère soviétique comme en Hongrie en 1956 ou en Tchécoslovaquie en 1968.

Ainsi, en été 1989, les Allemands de l’Est assaillent les ambassades occidentales de Budapest dans le but d’obtenir un visa. La pression pour l’ouverture est de plus en plus forte. Enfin, dans la confusion la plus totale, les autorités est-allemandes ouvrent les frontières le 9 novembre 1989. Le mur est tombé.

En Roumanie, rien ne semble bouger, sous la poigne de fer du dictateur mégalomane Nicolae Ceaucescu. Pourtant, début décembre, la nouvelle incroyable tombe: Ceaucescu et sa femme sont en fuite. Ils sont bientôt rattrapés et exécutés après un procès sommaire. Les agents de la Securitate, la police secrète, engagent une courte guerre civile, mais sont impuissants à arrêter le retour de la démocratie.

Démembrement de l’empire soviétique

En URSS, Gorbatchev fait face aux velléités sécessionnistes des républiques baltes, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie. En 1990, le parti communiste perd le monopole du pouvoir par une modification constitutionnelle.

Les tenants de l’ancien régime se rebiffent. Gorbatchev est fait prisonnier en Crimée en août 1991. Sans l’appui de l’armée, les putschistes échouent. Le président de la Russie, principale république de l’URSS, Boris Eltsine, en profite pour arracher une large autonomie. C’est la fin de l’URSS. Les républiques baltes déclarent leur indépendance, suivies en décembre 1991 par l’Ukraine, la deuxième république en importance de l’URSS, et la Biélorussie.

Dans le Caucase, on assiste à une série de mouvements séparatistes et de guerres civiles, où mafias et guérillas islamistes ont la part belle. Le Karabakh arménien veut se séparer de l’Azerbaïdjan, l’Abkhazie des Géorgiens, etc.

La Russie n’est pas à l’abri des nationalismes, avec en premier lieu la Tchétchénie. De plus une tentative de coup d’État en septembre 1993 tente de renverser Boris Eltsine, qui assaille les rebelles retranchés dans le parlement, avec l’appui de l’armée. La Russie abolit son ancienne constitution héritée de l’époque soviétique et se dote alors d’une nouvelle charte fondamentale, qui donne de larges pouvoir au président.

La tragédie yougoslave

En Europe de l’Est, l’Allemagne est réunifiée en octobre 1990 déjà, puis les Slovaques se séparent à l’amiable des Tchèques en 1992. En Yougoslavie, c’est une autre paire de manches. Deux républiques riches, la Croatie et la Slovénie, soutenues par l’Allemagne, font sécession contre la volonté de la Serbie en décembre 1991. La Serbie détient les postes clés de l’armée yougoslave, mais n’a pas beaucoup de ressources naturelles ni industrielles. Si la Slovénie obtient son indépendance après 10 jours de combats, la Croatie doit compter avec une importante minorité serbe en Slavonie. L’armée serbe est défaite en 1992, mais le fait est là: la guerre est de retour au cœur de l’Europe.

De 1992 à 1995, c’est au tour de la Bosnie, composée d’une mosaïque ethnique. Les Bosniaques musulmans y sont majoritaires, mais des régions sont aux mains des Serbes et des Croates. Là, la communauté internationale, très divisée, brille par son indécision chronique. Finalement, une force d’interposition impose la paix, mais la partition ethnique est effective. Actuellement règne une paix froide, où les conflits peuvent se rallumer facilement, et certains criminels de guerre sont toujours en liberté.

Dernier volet de la partition de la Yougoslavie: le Kosovo. Cette province de Serbie avait une large autonomie sous le maréchal Tito. Depuis sa mort en 1980, le régime serbe n’a pas cessé de réduire l’autonomie de la province pour la ramener dans son giron. Le président serbe Milosevic, un des principaux fauteurs de guerres en ex-Yougoslavie, s’est d’ailleurs basé sur la minorité serbe du Kosovo pour construire son ascension au pouvoir. Lâchés par une communauté internationale malgré leur résistance pacifique, les Kosovars ne soutiennent majoritairement la lutte armée qu’à la fin de 1998. On connaît la suite: massacres au Kosovo en mars 1999, bombardements de Belgrade, et un Kosovo ethniquement homogène, où les minorités serbe et tsigane ne peuvent plus vivre.

Guerre du Golfe et déclin de l’ONU

Ailleurs dans le monde, la fin du monde bipolaire issu de la deuxième guerre mondiale a également des conséquences. Lorsque Saddam Hussein envahit le Koweït en 1990, les USA, sous l’égide de l’ONU, dirigent une guerre, avec l’appui de la Grande Bretagne et de la France essentiellement. La Chine et l’URSS, membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ne s’y opposent pas.

Dès lors, les Etats-Unis ne prennent plus des pincettes. De plus en plus, les interventions de police internationale se font en écartant l’ONU. On a vu apparaître le concept de guerre humanitaire. Or celle-ci se borne à intervenir militairement, sans assurer de suivi et sans agir sur les causes des conflits, comme on l’a vu au Rwanda ou en Somalie. Le but caché est de sauvegarder les divers intérêts nationaux, donc l’approvisionnement et les débouchés économiques, en assurant la stabilité politique, au besoin par la force.

L’OTAN, loin de se désagréger, se donne au contraire un nouveau rôle. L’organisation s’étend en direction des pays de l’Est. À travers le Partenariat pour la Paix, dont la Suisse fait partie, l’OTAN se cherche des alliés jusqu’aux frontières de la Russie, avec la Pologne et l’Ukraine. Tout ceci amène des affaires très fructueuses aux industries de l’armement américaines. Le matériel soviétique obsolète est remplacé par des armes flambant neuves OTAN-compatibles.

De nouveaux marchés à conquérir

On terminera ce sombre tableau par une évocation de la situation économique. Comme on l’a vu pour la Yougoslavie, les différents pays et régions du bloc de l’Est se sont sortis plus ou moins bien de quarante ans d’économie planifiée. L’Occident a trouvé de nouveaux débouchés par l’ouverture des marchés de l’Europe de l’Est.

L’économie de marché n’a pas eu pour effet d’améliorer le quotidien des populations des pays de l’Est. Quelques hommes d’affaires habiles, souvent issus de l’ancienne nomenklatura, se sont rapidement enrichis, mais la majorité de la population vit dans une situation précaire. Le libéralisme effréné fait des ravages. La dérégulation précarise des millions de travailleuses et travailleurs. Les restructurations laissent des milliers de chômeurs sur le carreau. Cette situation désastreuse fait le lit des partis nationalistes et de l’extrême droite.

Par ailleurs, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale imposent des plans d’ajustement structurels aux États, qui doivent démanteler leurs infrastructures et réduire leurs prestations sociales, ce qui aggrave la crise.

Une exception: malgré une économie envahie par la criminalité et un gouvernement passablement déliquescent et corrompu, le FMI prête à fonds perdus à la Russie et la maintient sous perfusion. Ainsi, l’effondrement de l’économie russe en 1997 a eu des conséquences graves, mais limitées par les prêts des Occidentaux.

Il faut dire que le pays n’est pas à l’abri de conflits sociaux majeurs, dont on a eu un avant-goût avec la grève massive des mineurs. Les salaires et les pensions sont misérables. Les atteintes à l’environnement sont multiples. Par ailleurs, on assiste à un inquiétant trafic d’armes et de plutonium, suite à la déliquescence de l’ex-armée rouge. Les soldats et les employés des centrales et des arsenaux sont mal payés et arrondissent leurs fins de mois en se livrant à des trafics en tous genres.

Un monde meilleur?

On ne peut que se réjouir de l’échec du stalinisme et de son régime bureaucrate, totalitaire et corrompu, qui a conduit à un désastre humain, économique et écologique. Cependant, les dix années écoulées n’ont de loin pas amené un monde plus juste, où règnent la liberté et la paix.

Le nouvel ordre mondial est aussi inégalitaire et peu démocratique que l’ancien. La menace d’aujourd’hui n’est plus celle d’un conflit nucléaire généralisé. Elle est surtout sociale et écologique, et les armées ne sont pas adéquates pour y répondre. Nous n’y arriverons que par le désarmement et par une véritable prévention des conflits à travers l’éducation, le rapprochement entre les peuples, l’aide au développement et la protection de l’environnement. Le GSsA y travaille activement depuis longtemps.

Sébastien L’haire