"Une Suisse sans armée" n°44, hiver 99, pp. 17-19

Kosovo, Timor:

Après-guerre mondiale

Du Kosovo au Timor oriental, le scénario des contrôleurs du système mondial. Une critique ferme à l’interventionnisme humanitaire et à la politique étrangères des USA et des «patrons» du G8. Interview de Noam Chomski par Iaia Vantaggiato paru dans «il manifesto» du 11 novembre 1999.

L’être idéal pour le système actuel mondial est un individu devant sa télévision, qui ne communique avec personne mais qui se laisse remplir le cerveau par la TV. Si l’individu commençait à communiquer avec les autres, il pourrait devenir dangereux, récupérer sa propre humanité, son propre sens critique, la capacité de construire un alternative.

Même lorsqu’il traite de sujets proches des thèmes qui l’ont rendu fameux dans le monde entier en tant qu’un des plus grands linguistes contemporains, Noam Chomsky - auteur de «La structure de la syntaxe» - reste un militant. Il l’a démontré mardi dernier à Sienne, devant une assemblée de plus de 300 personnes que la coordination contre la guerre (née en début avril mais encore active malgré la fin des bombardements dans les Balkans) a réunies à l’espace autogéré de la Cour des miracles. Chomsky ne s’est pas privé de critiquer la politique des USA qui, dans le système mondial, avec les autres membres du G8, des patrons et des contrôleurs, «Etats illuminés», comme il les a défini, qui dominent le monde par la répression militaire et par l’adhésion enthousiaste aux politiques de déréglementations sauvages et de libéralisation des marchés imposées par le FMI et par la Banque Mondiale.

A ceux qui lui ont demandé s’il y avait des alternatives pour résoudre la crise du Kosovo, il a répondu: «D’abord on pouvait éviter d’intervenir; ensuite il y avait la résolution du parlement serbe qui avait été présentée à Rambouillet et avait été ignorée, d’abord par les délégués et ensuite par la presse internationale. Après 3 mois de bombardements, l’accord signé était très semblable à celui proposé par les délégués serbes... à vous de conclure!»

A l’image des jeunes de la coordination - qui sont en train de produire des agendas, une exposition photos et plusieurs heures de pellicule sur les Balkans - pour Chomsky aussi la guerre n’est pas finie. De même, la question n’est pas close pour les nombreuses commissions qui - existant dans le monde entier - continuent à enquêter sur les crimes des Balkans, à la recherche de preuves qui témoignent de l’existence et de l’identité des atrocités commises. C’est important, parce que c’est au nom de la nécessité d’empêcher le génocide que l’OTAN a légitimé les bombardements alliés sur la Serbie.

Début août, l’administrateur de l’ONU Bernard Kouchner a déclaré que plus de 11'000 kosovars d’ethnie albanaise auraient étés massacrés par Milosevic (le Pentagone parlait en mai de 100'000 morts). La source qu’il citait était le Tribunal pénal pour les crimes en ex-Yougoslavie qui, déjà alors, avait apporté un démenti et qui aujourd’hui révèle les premiers résultats de ses enquêtes. Le nombre de victimes, pour l’heure, serait de 2'108; cela semble correspondre à une «logique de guerre» au scénario atroce, un décompte sinistre qui malgré tout ne peut être défini de «génocide».

Il n’y a pas de doutes sur le fait qu’il y ait eu un nettoyage ethnique, il suffit de regarder le nombre de réfugiés qui sont au moins 18'000 et celui des morts dont on ne sait encore rien de précis. Il n’y a pas non plus de doutes sur le fait que les atrocités, en Serbie, aient augmenté après les bombardements. Ces jours, l’International Herald Tribune a rapporté le compte-rendu des atrocités commises dans une prison serbe où des centaines de personnes ont étés tuées aussi à cause des bombardements de l’OTAN. Et maintenant - mais seulement maintenant - on enregistre des actes de violences aussi de la part des gardes serbes.

Certes, les crimes commis en Serbie, et avec la connivence de la société civile, sont terribles: mais, ici aussi, la connivence est arrivée surtout après le début des bombardements. Les médias eux-mêmes, qui initialement avaient condamné Milosevic, ont déplacé leur attention sur les civils, les soi-disant «bourreaux collaborateurs», et se sont servis d’eux pour justifier une intervention qui de facto avait déjà commencé.

Une conclusion pour le moins prévisible ...

Oui, l’OTAN le savait. Le commandant en chef des forces de l’OTAN lui-même, le général Wesley Clark, avait déclaré que, avec le début des bombardements, les atrocités se seraient intensifiées. Il me semble que les médias n’ont pas donné une description sérieuse de cette situation et il en a été certainement de même aux USA et en Angleterre.

Après-guerre? L’économie serbe a subi, en quelques semaines, des destructions plus importantes que pendant toute la Deuxième guerre mondiale: les dégâts à l’environnement sont incalculables.

La plupart des objectifs atteints n’étaient pas militaires. Le vrai objectif était l’économie civile qui, en effet, se trouve aujourd’hui dans un état désastreux. Ce n’est pas un hasard si des régions qui n’ont rien à voir avec le Kosovo ont été lourdement bombardées: la Voivodine et la ville de Novi Sad, d’ailleurs essentiellement habitées par des Hongrois hostiles à Milosevic. Une opération d’attaque contre la société civile relativement facile, comme celle-ci est sans défense. D’ailleurs les USA et l’Angleterre avaient déjà effectué la même opération en Iraq.

Encore l’après-guerre: il résulte qu’environ 260'000 personnes - entre les Serbes, les tziganes et les albanais «collaborateurs» - ont été expulsées depuis la fin de la guerre. Une sorte de nettoyage ethnique de la part de l’OTAN et il y en a même qui, comme Veton Surroy, parlent de fascisme.

Sur cette question, il y a actuellement un conflit entre les USA et l’Europe. Le problème est de savoir s’il faut alléger ou pas la souffrance des civils et, naturellement, les USA entendent plutôt maintenir un régime de punition. Je ne parlerais pas de fascisme: il s’agit du comportement normal des Etats puissants.

L’historien français Jean Chesneaux a affirmé dans notre journal que «l’effet Kosovo a eu une répercussion favorable sur Timor» où l’ONU «a agi en feignant de se mettre d’accord avec le coupable». Ne vous semble-t-il pas plutôt inoui qu'un retard d’un mois et demi ait été pris pour organiser un référendum, et que ce soit justement l’Australie qui est intervenue alors qu’elle avait appuyé l’occupation indonésienne en 1975?

Chesneaux a-t-il vraiment dit cela? Les droits dont l’Indonésie peut se vanter sur Timor sont comparables à ceux dont se vantaient les nazi sur la France occupée. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que ce sont les USA qui les ont soutenus. Le personnel militaire indonésien lui-même a été entraîné et armé par les USA, et ce jusqu’à une période très récente: je parle de l’administration Clinton, qui l’a fait en violation des lois du Congrès. Et jusqu’en août, il y a eu des exercices conjoints avec le personnel militaire américain. Nous parlons donc d’une période où les massacres se passaient déjà: les massacres et des atrocités qui doivent être attribués aux administrations américaines et en particulier à celle de Carter.

En suivant la leçon des Balkans, Jakarta n’aurait-elle pas dû être aussi bombardée?

Au Timor les atrocités étaient bien pires qu’au Kosovo avant les bombardements. Celles qui le soutiennent sont des sources fiables, ecclésiastiques mais fiables. Au Timor le bilan des victimes était au moins de deux fois supérieur à celui du Kosovo. Rien de tout cela n’a été rapporté. Je pense que ces faits suffisent à démentir Chesneaux. Et si Clinton a dû lâcher quelques déclarations ou prendre quelques mesures, mêmes modestes, c’est seulement parce qu’il a subi des pression internes autour du 10 septembre. Quant à l’Australie, avant d’intervenir, elle a demandé la permission à l’Indonésie. Dans ce cas aussi l’administration Clinton a été lâche, à l'instar de l’ONU: malgré le fait que des centaines de milliers de personnes cachées sur les montagnes mourraient de faim, on s’est bien garder de leur envoyer de la nourriture.

La bannière des droits humanitaires ne semble donc pas se déployer de façon universelle?

On sait que des centaines de milliers de Timorais sont sujets à des crimes effroyables, mais les USA ne disent rien. De la même manière, ils se taisent (comme la France et l’Angleterre) sur ce qui se passe en Colombie ou en Turquie. Du reste cette dernière est entrée de plein droit dans le giron des Etats éclairés parce qu’elle importe des armes américaines, celles qui répriment l’«anomalie» kurde.

Vous pensez possible une réforme qui fasse de l’ONU l’instrument d’un gouvernement mondial?

Une réforme des Nations-Unies est nécessaire mais le problème principal est représenté par les USA qui empêchent son fonctionnement. Ce n’est pas un hasard si l’ONU ne reçoit pas de fonds des USA et qu’elle est écartée par les USA chaque fois qu’elle ne représente pas leur opinion. Il en est ainsi depuis 40 ans. A peine l’ONU a commencé à représenter une opinion mondiale, elle a perdu l’appui des USA. Du reste, il suffit de regarder les nombreux vétos qui lui ont été opposés. Contrairement à ce que disent les intellectuels occidentaux, les USA sont au premier rang des vétos, ensuite viennent les Anglais et les Français. Ceci reflète la haine que les USA nourrissent à l’égard de l’ONU, qui est pourtant fortement soutenue par la population américaine. C’est un des nombreux cas dans lesquels l’opinion publique n’influence pas la politique. Cela ne devrait pas être ainsi, mais pour changer, il faudrait une plus grande volonté politique, une plus grande participation démocratique.

Que pensez-vous de la proposition formulée par le professeur Richard Falk d’instituer un parlement mondial sur des bases universelles?

Falk est un vieil ami mais cette proposition n’a aucun poids. Il existe déjà par exemple, une cour internationale de justice qui a condamné les USA à cause de sa politique agressive. Mais les USA ont ignoré cette sentence. Il existe également une cour criminelle internationale qui n’a pas le soutien des USA. Et ce n’est pas un hasard si les USA signent si peu de conventions sur les droits humains. De plus, celles qui sont signées le sont à condition qu’elles ne s’appliquent pas aux USA. Par exemple, en Yougoslavie, ce printemps, les USA ont décidé que la convention sur le génocide ne pouvait pas s’appliquer à leur intervention et, donc, la cour n’a pas considéré ce cas. Le peuple américain ne sait rien de tout cela. La même chose est valable pour le peuple italien, je pense. Et l’ignorance de ces faits touche même de nombreux intellectuels. On ne parle pas de ces faits par choix, et non pas nécessité. Ce sont ces arguments qui devraient être affrontés pour jeter les bases d’une protestation populaire.

La guerre dans les Balkans a été combattue dans la plus totale illégalité mais toujours au nom du droit humanitaire. Proposée comme un modèle de nouvelle légalité internationale, la «guerre idéologique» était l’unique guerrre que la gauche aurait du reste pu soutenir.

L’humanitarisme n’a rien à voir. Autrement nous devrions même considérer comme humanitaire ou de gauche le fait que Mussolini ait envahi l’Ethiopie en affirmant que ses intentions étaient justement humanitaires: libérer les esclaves et christianiser le pays. Et en cela il a été soutenu par les USA: dans certains documents restés secrets jusqu’en 1938, les USA louaient Mussolini pour ses hauts sentiments. Et la même chose est advenue avec les Sudètes. Dans toute l’histoire il est difficile de trouver une guerre qui n’a pas été présentée par l’agresseur comme juste et humanitaire, mais de objectifs vraiment humanitaires il n’y en a jamais eu.

Ne pensez-vous pas que le fin de la guerre froide impose la réécriture des règles du droit international?

Les principes du droit international sont positifs mais tant qu’ils ne sont pas soutenus par les grandes puissances ils n’ont aucune valeur. La politique des USA est claire à cet égard. Quand, en 1986, la cour internationale de justice a condamné les USA pour son agression au Nicaragua, la sentence a été refusée avec l’argumentation suivante: puisqu’il n’y avait aucune nation qui partageait leur position, les USA se sentaient autorisés à lutter seuls, indifférents à l’opinion des autres nations, pour défendre ce qu’elles considéraient comme juste. Dans n’importe quelle nation libre cette nouvelle aurait fait la première page; l’avez-vous lue en Italie?

Dans son dernier livre, «Interview sur le nouveau siècle», Eric Hobsbawn a ajouté à l’acception classique de l’Etat-Nation une autre qui parle d’ «un Etat territorial qui appartient à un peuple particulier, caractérisé par des éléments ethniques, linguistiques et culturels et qui constituent la nation». Face à un Etat ethnique sur une base linguistique, selon vous, comment évolue le concept de souveraineté?

Hobsbawn est un autre vieil ami mais ce qu’il dit est inapplicable. L’Italie par exemple, est une nation unie par une seule langue, mais seulement parce que toutes les autres ont été détruites. Il suffit de demander à n’importe quelle personne quelle langue parlait sa grand-mère pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas de l’italien. Il est important de comprendre qu’une langue unique n’est pas un fait culturel qui unit le pays: plus simplement c’est le signe que d’autres langues ont été éliminées. Ceci est aussi advenu aux USA et reflète seulement le fait que les autres peuples ont été exterminés. Il faut ajouter, en outre, que l’Etat-nation n’est pas toujours égal: en Europe, il reflète aussi des «événements» ethniques alors que ce n’est pas forcément vrai dans le reste du monde. Les Etats-Unis d’Europe ont été créé après 800 ans de violences extrêmes: ce n'est qu'en 1945 que l'on a compris - et c’est l’unique motif pour lequel la violence a cessé - qu’en continuant ainsi il y aurait eu un anéantissement total. La guerre en Europe était exercée comme une science.

Si telles en sont les prémisses, comment jugez-vous l’unification européenne?

En Europe c’est la nécessité d’un changement de direction. Ceci est d’autant plus urgent que deux tendances contraires s’affrontent. D’un côté, il y a l’unification européenne, absolument pas démocratique, qui donne tous les pouvoirs à une banque centrale, une institution qui ne répond pas de ses actes mais qui se limite, pour ainsi dire, à promouvoir les intérêts des grandes corporations. L’autre tendance est une réponse à la première et consiste en la segmentation régionale. Toute la culture européenne - je parle de la langue, des danses, des musiques - se manifeste toujours plus au niveau régional.

En Angleterre et en Espagne, spécialement, les régions sont sur le point d’acquérir des pouvoirs toujours plus grands: c’est une réaction contre la centralisation proposée par l’Union européenne, une centralisation décidée d’en haut, et pour cela, assez peu démocratique.

Au déficit de démocratisation, le peuple répond avec la tentative de reprendre le contrôle au moins au niveau régional. Et il est difficile de dire comment tout cela peut finir. Du reste, les Européens ne sont pas obligés de reposer leur confiance dans les institutions financières.

Par rapport à cela, même les USA - et leurs journaux les plus importants - s’étonnent du pli fortement conservateur que la politique européenne est en train de prendre.