"Une Suisse sans armée" n°44, hiver 99, pp. 13-14

Tchétchénie:

Une nouvelle tragédie se noue

La Fédération de Russie est une mosaïque de quatre-vingt-neuf républiques et territoires, comprenant un grand nombre de peuples. Parmi eux, les Tchétchènes revendiquent leur indépendance depuis toujours. Depuis la disparition de l’Union soviétique, une première guerre, de 94 à 96, leur a permis de remporter une victoire contre l’armée russe et leur a apporté l’autonomie. Un référendum sur l’indépendance devait avoir lieu en 2001.

Aujourd’hui, l’armée russe mène une seconde guerre pour écraser la petite république rebelle et pour prendre sa revanche. Au moment où nous bouclons ce numéro, l’armée russe contrôlerait la plupart des villes de Tchétchénie, à l'exception de la capitale Grozny. Les Russes avaient lancé un ultimatum donnant aux civils jusqu’au samedi 11 pour quitter la ville. Suite au concert de protestations international, et en dépit d’un baroud d’honneur stupéfiant et inquiétant du président Eltsine avertissant les États Unis que Moscou possède toujours l’arme nucléaire, les Russes ont promis d’ouvrir un corridor humanitaire pour l’évacuation des civils et de cesser les bombardements 6 heures par jour.

Le GSsA a organisé ou co-organisé trois manifestations contre la guerre, ainsi qu’une conférence le 16 novembre avec le journaliste Vicken Cheterian, qui collabore au Monde Diplomatique et à la Neue Zürcher Zeitung. Nous publions deux de ses articles, l’un sur son analyse de la guerre, et l’autre qui présente son travail de regroupement de journalistes de différentes nationalités dans le Caucase, afin de contribuer à l’entente et au rapprochement entre les peuples.

Quelques remarques sur la deuxième guerre de Tchétchénie

Pour commencer une deuxième guerre en Tchétchénie, les autorités russes ont invoqué comme prétextes la tentative, de la part de combattants tchétchènes d’allumer une insurrection d’inspiration religieuse au Daguestan voisin, ainsi que les attentats à la bombe à Moscou et dans d’autres villes russes. Malgré un apparent soutien de l’opinion publique russe pour la campagne militaire, il est peu vraisemblable que l’actuelle guerre se limite à un combat contre le «terrorisme». Les bombardements très intenses, la concentration de plus de 90'000 soldats et les déclarations des généraux russes, montrent que l’objectif minimal visé par la campagne était l’occupation de la région de plaine située au nord de la rivière Tarek, dont la population, historiquement mixte, est composée de Cosaques et de clans Tchétchènes pro-russes. L’objectif maximal étant la soumission totale complète de la Tchétchénie et des Tchétchènes.

L’armée russe prétend avoir tiré les leçons du déroulement catastrophique de la première guerre de Tchétchénie, où non seulement ses pertes furent très lourdes, mais où elle fut aussi tout simplement battue et expulsée de Grozny par les combattants tchétchènes en 1996. Les militaires russes semblent également avoir appris de la guerre de l’Otan en Yougoslavie: elle essaie de frapper depuis loin, avec son aviation, l’artillerie, les missiles terre-terre et la diffusion distillée et entièrement contrôlée des informations (ou en d’autres termes, avec la propagande). Mais les pertes au sol sont très lourdes, Les civils tchétchènes tués se comptent déjà par milliers et les pertes de militaires russes s’élèvent à 600 morts au moins.

Il faut s’attendre à une ultérieure augmentation de la violence. Le Premier ministre russe Poutine ne reconnaît plus l’accord de paix conclu en 1997 entre Eltsine et Maskhadov, le considérant comme illégitime et rejette toute négociation avec les leaders tchétchènes. D’autre part, la fermeture des frontières, l’absence d’ONGs internationales sur le terrain et la tactique russe de pilonnage lourd d’objectifs civils préparent la catastrophe humanitaire, qui ira en s’aggravant avec l’arrivée de l’hiver.

Plusieurs commentateurs ont déjà remarqué que la guerre actuelle, comme celle commencée en décembre 1994, pourrait être motivée par la volonté des dirigeants du Kremlin de prendre en otage les élections parlementaires prévues pour décembre de cette année ainsi que les élections présidentielles fixées pour l’été 2000. La guerre servirait à détourner l’attention du public des conditions sociales catastrophiques, des énormes scandales de corruption et l’absence de toute politique de réformes véritables. L’élite russe est profondément corrompue, désorientée et en manque d’un quelconque projet pour la transformation politique et économique de la Russie. D’autre part, elle est consciente que sa force réside dans la faiblesse de la société et des institutions de l’Etat. Par exemple, le projet de réforme de l’armée a été renvoyé d’année en année, jusqu’à être abandonné. Les officiers réformateurs ont été forcés à démissionner. Pour réduire l’influence de l’armée sur le Kremlin et pour renforcer le contrôle d’un président faible sur l’armée, celle-ci a été fragmentée en renforçant les forces du ministère de l’intérieur, les gardes-frontière, le service de contre-espionnage fédéral, le ministère des situations d’urgence et les gardes présidentielles.

L’idée selon laquelle l’armée russe serait apolitique est foncièrement erronée. Historiquement, à plusieurs reprises l’armée a décidé l’issue des conflits internes. Le coup d’état de 1991 n’a pas réussi à cause du refus de l’état-major général de suivre le ministre de la défense et les autres putschistes. C’était encore l’armée qui avait décidé l’issue de la lutte entre Eltsine et le Parlement. Ce furent alors des tanks de l’armée qui avaient tiré sur la Maison Blanche et forcé l’opposition parlementaire sous le vice-président Routskoy et le porte-parole Khasbullatov, à se rendre.

Aujourd’hui la position des militaires est très différente que lors de la première guerre de Tchétchénie. En 1994 l’état major général ainsi que la tête du district militaire du Caucase du Nord, étaient opposés à la guerre. Ils jugeaient leur préparation inadéquate. La campagne initiale, y compris l’assaut désastreux de Grozny, à la veille du nouvel an de 1995, était mené par des généraux du FSB (l’ex-KGB) et l’état-major général ne commença à diriger les opérations qu’à partir de février 1995. Les déclarations bellicistes de ces semaines de la part de nombreux généraux russes, qui font état de la volonté d’aller à l’assaut de Grozny ou qui affirment qu’une victoire est possible pour autant que les politiciens de Moscou n’interviennent pas -encore une fois- pour voler leur victoire avec un nouveau cessez-le-feu.

Plusieurs questions restent sans réponse dans les médias occidentaux et russes. Quel est la raison de l’enthousiasme des militaires cette fois-ci? Est-ce simplement le désir de réaffirmer leur force en vengeant les défaites de 1994-96 ainsi que celle contre l’Afghanistan? Est-ce que la guerre actuelle préfigure un accroissement du rôle des militaires dans les élections à venir? Il ne faut pas oublier que les trois derniers Premiers Ministres ont tous été généraux du KGB.

Les regards du Kremlin et des militaires russes sont beaucoup plus tournés vers les luttes de pouvoir à Moscou que vers le Caucase. La Russie a essayé plusieurs guerres totales contre les Tchétchènes au cours des trois derniers siècles, sans succès. Aujourd’hui, une faillite ultérieure risque de déstabiliser la région par la suite. Les dangers sont déjà évidents au Daghestan et au Karachayevo-Circessie.

Vicken Cheterian


Pour mieux comprendre l’histoire de la Tchétchénie et de son peuple, un livre de 1995, mais qui garde toute sa pertinence:

Nina Bachkatov et Andrew Wilson, Tchétchénie, Histoire d’un conflit, Dossiers du Grip, Bruxelles.

En vente au secrétariat (16 frs)