"Une Suisse sans armée" n°44, hiver 99, pp. 9-11

Union européenne:

Vers une armée commune?

La principale décision de l’Union Européenne (l’UE), à son sommet de Cologne de juin 1999, c’est de se doter d’une puissance militaire, autonome des USA, tout en restant dans le cadre de l’OTAN. Elle découle de deux choses: l’apparition d’un foyer de guerre en Europe et le caractère subalterne dans laquelle l’UE s’est trouvée par rapport à son allié américain. Ce choix révise la priorité affichée jusqu’à présent en faveur de l’Europe sociale. Avec une forte implication dans le «plan de développement des Balkans» (combiné à la politique d’élargissement à l’Est), il réoriente radicalement le processus de consolidation de l’unification européenne.

L’UE et la remilitarisation du monde

Le bilan de l’intervention dans la guerre des Balkans se conclut par un lourd échec à deux volets. Dans un premier temps, l’UE n’a pas été à même de «stabiliser» les Balkans, par des moyens politiques, quand la crise s’y est déclenchée en 1989. Ensuite, quand l’UE (et plus largement l’Occident) en avait perdu le contrôle politique et qu’il s’est agi d’emprunter la voie militaire, l’UE avait dû remettre en selle les États-Unis. Ceux-ci n’ont pas manqué l’occasion pour affirmer leur suprématie technologique, militaire et politique, et pour mettre en pratique leur nouvelle conception d’une OTAN gardienne des valeurs humaines, opérant à l’échelle de la planète et sans un accord préalable de l’ONU.

Cette démarche, qui avait débuté par la guerre contre l’Irak (janvier-février 1991) relancera la militarisation à l’échelle mondiale et, en premier lieu, en Europe. Elle aura des conséquences en cascade: le Japon, grand perdant (avec l’Allemagne) de la seconde guerre mondiale, a annoncé qu’il brisera cette fois-ci le tabou militaire; la Chine fait de même. Avec la multiplication des incidents entre les deux Corées, et la guerre en cours entre le Pakistan et l’Inde ­ deux puissances nucléaires ­ l’Asie, épicentre de la tourmente financière et économique, est en passe de se transformer en une véritable poudrière.

La constitution d’une armée européenne fait partie de ce renversement de tendance. Pour l’UE ce serait un important levier et une nouvelle impulsion pour sa consolidation en État supranational et en puissance impérialiste. La logique antisociale de ce projet saute aux yeux. La guerre du Kosovo aurait ainsi son aboutissement au sein de l’UE: le Sommet de Cologne, accompagné par la déclaration commune Blair-Schröder relancera une autre guerre, celle contre le monde du travail, les femmes, les jeunes, les immigrés. Voilà pour le projet. Il aura ses difficultés propres et ses multiples résistances.

Tous les observateurs l’avaient noté d’emblée: il n’y avait pas de «politique étrangère commune» de l’UE sur le terrain yougoslave. Chacun des (grands) pays membres avait sa politique propre, en fonction de ses intérêts économiques et géopolitiques. Mais cette dispersion opérait sur un fond qui, lui, était commun: utiliser la crise en Yougoslavie pour affaiblir «le communisme» et faire triompher «l’économie de marché».

L’UE est intervenue: pour assurer une transition, elle a poussé à l’émergence et la consolidation d’une nouvelle classe dominante «entrepreneuriale», issue, pour partie, de l’ancienne nomenclature recyclée, pour partie, des «nouveaux riches» produits du capitalisme «sauvage». C’est le fondement matériel des alliances politiques qui se sont nouées entre (certains gouvernements de) l’UE et les groupes dominants qui avaient brisé l’État yougoslave. Ils l’ont fait par la guerre ce qui nécessitait la propagation d’un nationalisme chauvin pour gagner une légitimité populaire et asseoir ainsi «leur» nouvel État sur une base ethniquement pure. Les mouvements démocratiques, progressistes, multi-ethniques y ont été étouffés, dès le début, par les bombardements de l’OTAN.

Aujourd’hui, l’UE a effacé ce bilan de la mémoire, pour ne retenir que deux choses qui en font une: le maintien de l’ordre sur tout le continent européen et le problème de la suprématie américaine. Dans l’immédiat deux «remèdes» sont sur la table: un «pacte de stabilité et de développement» (aide économique et garantie de marchés de la reconstruction) et, plus important encore, une «défense commune» de l’UE, débouchant sur une force armée de l’UE.

Cette «percée», somme toute audacieuse, était devenue inéluctable (même si sa réalisation est loin d’être évidente). En effet, la situation est paradoxale. Depuis les années 70 et 80 (la guerre du Viêt-nam et la crise des missiles de croisières), la légitimité des USA avait nettement reculé sur notre «vieux continent». A un moment donné, leur retrait de l’Europe fut même envisagé. Mais alors que l’UE obtient un succès fort par l’établissement de l’union monétaire, les États-Unis débarquent, impérialement, sur le continent européen comme «sauveurs» et pour y faire la guerre comme en 1944-45! Du point de vue de l’UE, c’est-à-dire de ses classes dominantes et de ses élites, une avancée sur le problème militaire devint inéluctable. Néanmoins les obstacles restent importants.

Logiques d’États et politique étrangère commune

En premier lieu, il y a la difficulté de départ: sans politique étrangère unifiée sur ses grandes options, pas de politique militaire commune. Elle renvoie au problème fondamental de l’UE: le transfert d’un paquet de souveraineté nationale à un État supranational. La question de la monnaie unique se heurtait à un problème similaire: il faut au préalable une homogénéité suffisante sur le plan des structures des sociétés (des quelques grands pays membres) pour progresser. Le comportement du rival «américain» soude certes les pays européens, mais cela ne fait pas disparaître par enchantement la diversité des politiques étrangères. Celles-ci s’appuient sur les intérêts des grandes multinationales des pays membres, sur leurs choix stratégiques qui peuvent dépasser voire contredire à certains moments les facteurs économiques à court terme, ainsi que sur l’histoire longue des pays qui a façonné les appareils d’États (corps diplomatique, caste des officiers, réseaux informels de confiance, services secrets). Prenons quelques exemples:

La Grande Bretagne, ex-puissance impériale, a essayé de maintenir «son statut mondial» en se positionnant dans le sillage des USA.

La France, devenue un pays capitaliste secondaire, compense sa faiblesse économique par une autonomie diplomatique et militaire activiste («force de frappe nucléaire» indépendante, sa position hors des structures militaires de l’OTAN, une politique «tiers-mondiste» concurrençant les États-Unis, une capacité d’intervention militaire et de maintien de l’ordre dans «ses» zones en Afrique et Asie et, pour partie, au Moyen-Orient).

L’Allemagne, c’est le cas inverse de la France: son histoire récente lui interdisait d’avoir une politique étrangère à la mesure de sa force économique. En installant l’appareil d’État allemand de nouveau à Berlin, Schröder vient de briser ce tabou: «L’Allemagne assumera désormais une responsabilité qui résulte de sa puissance économique»1.

Dès avant la guerre des Balkans, Blair de son côté avait déjà adapté sa stratégie d’ensemble afin de devenir le pivot de la nouvelle Europe. Une défense commune était sa carte maîtresse (l’autre étant l’adhésion de la Grande Bretagne à l’Union monétaire). Et pour la Grande Bretagne, la conscience qu’elle a désormais plus à gagner en jouant le rôle charnière dans l’espace transatlantique mais en se plaçant du côté du continent européen. Les déclarations communes successives entre la Grande Bretagne et la France (à St-Malo) et, ensuite, avec l’Allemagne sont symptomatiques à cet égard.

Cette nouvelle volonté politique a immédiatement relativisé les questions proprement institutionnelles: l’absorption par l’UE de l’UEO (Union de l’Europe Occidentale), la place des pays européens «neutres» hors OTAN mais membres de l’UE (Suède, Irlande, Autriche); le cas de la Turquie (pays-clé de l’OTAN mais hors UE). Elle a dégagé la voie vers une armée européenne. A l’issue du Sommet de Cologne, se réclamant ouvertement de «sa puissance», l’UE décide de disposer d’une «capacité d’action autonome soutenue par des forces militaires crédibles, avoir les moyens de décider d’y recourir et être prête à le faire afin de réagir face aux crises internationales sans préjudice des actions entreprises par l’OTAN»2. Ainsi, les «tournants historiques» s’accumulent. Ils traduisent la vitalité du projet UE pour le très grand capital européen.

Cela ne résout pas tous les problèmes fondamentaux de la politique étrangère, et singulièrement les rapports avec la Russie. Mais l’introduction, par l’UE, de la Russie dans le dénouement diplomatique de la crise des Balkans trace la voie des nouveaux rapports: autonomie vis-à-vis des États-Unis, «rapprochement» avec la Russie.

Défense commune et industrie d’armement

Une deuxième difficulté, elle aussi interne à l’UE, c’est la transformation des politiques d’armement nationales en une politique commune de l’UE, indispensable pour arriver à la constitution d’une force militaire commune. Elle devra rattraper les USA qui ont pris une avance considérable quant à la recherche, la technologie de pointe et la mise en oeuvre industrielle. Leur avance a été le produit du «keynesianisme militaire» de l’époque Reagan qui avait un essor extraordinaire, même dans le climat marqué par les «dividendes de la paix».

L’évolution en Europe est allée dans le sens opposé. La réduction des dépenses militaires et le rétrécissement du marché des armes (qui affecte les entreprises d’armement) ont amplifié les différences entre pays européens, tout au long de la dernière décennie. Deux exemples. La Grande-Bretagne, suivant les USA, avait déjà professionnalisé, «compacté» et «technologisé» son armée, en vue des «interventions rapides» et de guerre à l’échelle planétaire. Alors que la France avait réduit ses dépenses, et avait favorisé sa «force de frappe nucléaire» nationale et ses forces militaires liées à son rayon d’influence néocoloniale. Logiquement, plus qu’ailleurs, cette politique spécifique s’appuyait sur le rôle de ses «champions nationaux» en matière d’équipements, ceux-ci ayant le quasi-monopole sur le marché national. Au lieu de se spécialiser dans un ensemble européen, la France avait multiplié les gammes3.

Passer à la convergence est tout sauf simple. Comme le faisait remarquer François Heisberg, le problème n’est pas en premier lieu une question de budget, mais de choix et d’options4. Et l’adaptation risque d’être dure.

Car l’investissement, par les multinationales (de la conception à la commercialisation) se fait sur le moyen terme (10 à 15 ans). Les volumes de capitaux à avancer sont énormes. Et cela sous une féroce logique de concurrence internationale. On retrouve une même «lenteur» dans la politique de défense des gouvernements: elle est conçue à partir de choix stratégiques (économiques et politiques) d’un État conditionné par des pesanteurs historiques, diplomatiques. Tous les deux ­ l’État et les intérêts privés ­ sont ainsi basés sur la planification. Mais leurs logiques sont très différentes.

L’idéal du point de vue de l’UE serait une industrie d’armement européenne, forte et capable de tenir tête aux géants américains (Boeing, Lockheed Martin ). Ce qui implique une série de fusions intra-européennes. La pratique montre que c’est tout sauf facile. Plusieurs échecs l’ont montré (l’équipement pour le navire «Horizont» et l’abandon d’un satellite militaire). On vient de sauver de justesse, le projet Trigat MP (développement en cours depuis 11 ans; coût: 3,2 milliards de dollars) ­ un missile antichar où la Grande Bretagne a finalement mis sa signature après celles de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas.

Ce qui a échoué, en revanche, c’est la constitution d’un pôle européen de l’armement avec DASA (Daimler Chrysler, Allemagne), British Aerospace (BAe), Matra Aérospatiale (France) et CASA (Espagne).

Au dernier moment, et contre l’avis du gouvernement Blair, BAe a préféré acheter la division Marconi à GEC (GB) pour renforcer sa position commerciale sur le marché américain. Cela a brisé la perspective d’une coopération organique avec les autres grands groupes européens. Du coup, DASA a tout de suite contre-attaqué en mettant la main sur CASA. A la dynamique euro-centrique s’est substitué celle d’acquisitions aux États-Unis : Aérospatiale (France) risque de prendre le dessus sur Thomson en construisant un missile européen avec BAe; du coup le Français Thomson va conclure un joint-venture avec l’Américain Raytheon en pointe sur les systèmes de contrôle.

Mais comme le faisait remarquer The Economist5, le résultat «final» pourrait être paradoxal: les rapprochements transatlantiques permettront peut-être aux Européens de rattraper leur retard. Lockheed, à son tour largué par le n°1 mondial incontestable, Boeing, est sans doute obligé de rejoindre un autre projet-clé en Europe: l’avion A3XX, produit par Airbus, ce consortium européen, composé de DASA, BAe, Aérospatiale et CASA. Déjà, le gouvernement américain a fait savoir qu’il n’est pas prêt à mettre tel quel le know-how militaire «sensible» dans les mains des gouvernements européens. Sur ce terrain, la dialectique État/entreprises privées, programmation/marché, monopoles/concurrence «libre» est à l’oeuvre.

Deux obstacles d’envergure

Les deux autres difficultés se situent dans un cadre différent. Elles portent sur la contradiction USA-UE, et, celle entre capital et travail au sein de l’UE.

D’abord, les rapports Europe-Amérique. Le concept d’une défense européenne commune, autonome dans ses choix politiques et ses moyens opérationnels, mais entièrement loyale au cadre de l’OTAN, a quelque chose d’idyllique. La défense commune de l’UE naît d’une frustration: l’affirmation d’une hégémonie écrasante des États-Unis, au moment où l’UE montre une dynamique et une vitalité sans précédent, quelque peu cachées par la faiblesse de l’euro (face au dollar) et la conjoncture économique hésitante. On ne saurait sous-estimer la montée conquérante du très grand capital européen. En réalité, un nouveau chapitre s’ouvre, au moins si l’UE applique son projet, adopté au Sommet de Cologne.

Finalement, cette ample réorientation: défense européenne, plan d’aide aux Balkans, administration du Kosovo (force d’interposition) soulève la question: qui payera? Le Sommet de Cologne frappe par le fait que l’Europe sociale n’est plus une priorité, même en paroles. Au contraire: à la place d’un Pacte pour l’emploi (dont les ambitions avaient été fixées très haut: diminuer de moitié le chômage!), on annonce une nouvelle vague de flexibilité et une attaque en règle contre les retraites (pour avancer rapidement vers les «fonds de pensions», précisément un appui au capital). Là encore, la guerre du Kosovo devrait servir, dans les têtes de la classe dominante, à introduire une certaine remilitarisation, à cultiver un «chauvinisme» européen (contre les USA notamment), à renforcer la «droitisation» des rapports politiques et à obscurcir la conscience des travailleurs/euses et de la jeunesse.

Il n’est pas évident que tout cela se passera sans conflits, voire sans grandes convulsions sociales et politiques.

François Vercammen,
membre du Secrétariat unifié de la IVe Internationale

  1. cf. Le Monde du 21 avril 1999.
  2. Le Monde du 5 juin 1999.
  3. cf. Pierre De Vestel, L’industrie européenne de l’armement, GRIP, Bruxelles, 1993, résultat d’un important colloque organisé par le Parlement européen.
  4. Le Monde du 15 avril 1999.
  5. The Economist du 5 juin 1999