"Une Suisse sans armée" n°44, hiver 99, pp. 7-8

Suisse - Afrique du Sud:

La vérité dort encore!

Tandis que Bellasi dort tranquillement au secret, son supérieur Regli s’achemine vers une retraite paisible!

Un demi-siècle, c’est le temps qu’il a fallu pour que la réalité de la collaboration des classes dirigeantes suisse avec le Reich émerge des brumes du mythe. Nos enfants ou nos petits-enfants connaîtront-ils la réalité de la collaboration des banques, du Conseil fédéral et de l’armée helvétiques avec l’Apartheid?

Une chose est certaine, le secret est bien gardé, dans quelque coffre helvétique! C’est un fil doré qui lie la Suisse, le Reich et l’Afrique du Sud. Ces deux derniers pays avaient un besoin impérieux de la place financière helvétique pour écouler leur or. Chaque semaine, alors que la botte de l’Apartheid pesait sur la nuque des Africains, un avion venait de Pretoria déposer sa cargaison d’or à Zürich. Cette place financière a ainsi écoulé les deux tiers de l’or des racistes au pouvoir en Afrique australe.

Un des éléments clé de l’idéologie nazie, c’est son racisme, qui se concrétisa par l’holocauste. Une parenté avec le régime de Pretoria qui prétendait que la race blanche était supérieure, et condamnait ainsi les noirs à des conditions de vie proche de l’esclavage; plus de 10'000 noirs ont été assassinés par l’armée sud-africaine. Ce régime raciste était condamné et boycotté par l’ONU, mais il pouvait compter sur la sympathie active et ouverte de la classe politique suisse. Le président de l’Arbeitsgruppe Südliches Afrika, une officine de propagande des investisseurs suisses, n’était autre que le colonel Christoph Blocher! Le 3 mars, le Conseil national a rejeté par 79 voix contre 58, une initiative demandant une enquête historique sur les relations Suisse-Afrique du Sud1. L’enquête aurait pu prendre certaines pistes bien fâcheuses pour les services secrets helvétiques qui espionnaient, de concert avec leurs homologues sud-africains, les militants suisses du mouvement anti-apartheid.

Vol au dessus d’un nid de coucous

En 1993, le GSsA dénonçait avec le Comité anti-apartheid la livraison de Pilatus PC-7 à l’armée sud-africaine. Mais le chef du Département militaire (DMF) de l’époque, Kaspar Villiger, avait reçu certaines garanties de son homologue sud-africain Gene Louw: "ces avions seront utilisés pour l’entraînement seulement"2. L’achat de ces avions contribua à alourdir la dette que le nouveau gouvernement sud-africain doit payer maintenant: près de 40 milliards de dollars! Cette dette doit être annulée: les Africains n’ont pas à rembourser les profiteurs du régime de l’Apartheid.

Les relations militaires entre Berne et Pretoria étaient secrètes, mais trop importantes pour rester discrètes. C’est ainsi qu’en 1993, l’opinion publique était refroidie en apprenant que l’armée suisse échangeait ses pilotes avec ceux de l’armée sud-africaine, en guerre perpétuelle avec ses voisins! Aussitôt une commission d’enquête parlementaire blanchira comme il se doit l’officier Regli et consorts pour ses vols en Afrique du Sud; la commission "(...) est parvenue à la conclusion que les échanges de pilote qui ont eu lieu entre la Suisse et l’Afrique du Sud de 1983 à 1988 répondaient à des besoins militaires et que la Suisse n’a pas violé la neutralité"3. Le hic, c’est que les chefs du Département militaire prétendaient ne pas en connaître l’existence! Dès lors cette commission recommandait "des mesures supplémentaires afin de garantir une direction et un contrôle plus efficaces des opérations du groupe des renseignements".

Ce que le chef du Département fédéral de la défense de la sécurité et des sports Adolph Ogi aurait dû remarquer, c’est un journaliste du Temps, Jean-Philippe Ceppi, qui le dévoila: les curieuse liaisons du divisionnaire Peter Regli avec le brigadier Wooter Basson, emprisonné en Afrique du Sud; il passe actuellement en justice pour 61 chefs d’accusation, dont 16 meurtres. Le docteur Basson était l’un des responsables du programme chimique visant à éliminer les opposants noirs. Un Dr Mengele contemporain. Comme par hasard on a retrouvé sa trace à Spiez, au centre des Armes chimiques de la Confédération.

La réalité dépasse probablement la fiction

John Le Carré, célèbre auteur de romans d’espionnage, s’était inspiré de «l'affaire Jeanmaire», pour écrire: Une paix insoutenable. Nul doute que le duo Regli-Bellasi inspirera de nombreux auteurs de romans noirs. Il est question d’un certain Jürg Jacomet livrant 10'000 fusils de chasse à canon lisse à Pretoria, des rapports entre Peter Huber, chef de la police fédérale et ficheur en chef, avec la National Intelligence Service sud-africaine, d’envoi spontané d’échantillons de sang au laboratoire Armes Chimiques de Spiez «afin de découvrir d’éventuelles traces de toxiques connus et inconnus dans les métabolites»4 de victimes sud-africaines, de 13 kg d’uranium retrouvés dans un restauroute en Suisse allemande. Et même d’un avion du CICR abattu en Angola, alors qu’il était piloté par un présumé membre des services secrets suisses. Une affaire qui a contrit notre secrétaire d’Etat Edouard Brunner, rendu perplexe le CICR, rendu furieuse la centrale genevoise de la Croix-Rouge. La commission d’enquête a demandé le rapport du Département des affaires étrangères à ce sujet: «Dans une lettre du 23 septembre 1999, le DFAE a répondu à la Délégation qu’il n’était pas en mesure de retrouver ce document»5. Etc.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les «enquêteurs» de notre Parlement ne sont pas curieux. On aurait pu imaginer qu’ils prennent contact avec leurs homologues sud-africains de la Commission Vérité et Réconciliation, en Afrique du Sud, qu’ils se déplacent dans ce pays et interrogent Wooter Basson. Elémentaire! Et bien rien de tout cela. La commission déplore que «(...) diverses questions se rapportaient (...) à celle qui relevait de la responsabilité politique générale du Département et du Conseil fédéral: ces questions sont finalement restées sans réponse». Les membres de cette Commission ne réussiraient probablement pas leur examen d’admission comme inspecteur, mais ils pourraient se recycler comme blanchisseurs.

Cette commission n’est pas rancunière, le DPPS n’a pas répondu aux questions6 ? Il passe quand même son examen. «Le Groupe des renseignements suisses a utilisé à juste titre le remarquable potentiel d’informations qui s’offrait à lui grâce aux contacts avec les services sud-africains (...)»7.

La commission émet finalement des recommandations: «Sous Exécution de la loi sur l’archivage. Le Conseil fédéral veille à l’exécution de la loi du 26 juin 1998 sur l’archivage. Il prévoit (...) de protéger les intérêts liés au maintien du secret, intérêts qui sont spécifiques au domaine du renseignement». Devinez pourquoi le brigadier Regli, cette vieille connaissance de Wooter Basson, n’a pas été limogé? Afin qu’il termine son travail aux Archives, où il a été «déplacé»!

Dino Bellasi, était, certes, un comptable indélicat au DMF, mais surtout n’allez pas imaginer qu’il entraînait une armée secrète: seuls des individus comme le conseiller national libéral Jacques-Simon Egly sont capables de telles oeuvres!

Daniel Künzi

  1. Le Courrier du 18 juin publie un intéressant article de Theo Buss concernant la responsabilité de certaines Eglises helvétiques qui désapprouvaient la campagne du Conseil Oecuménique des Eglises contre l’Apartheid.
  2. Une Suisse sans armée, numéro 17
  3. Le rôle des Services de renseignements suisses dans le cadre des relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud, 12 novembre 1999
  4. Le rôle des Services de renseignements...p. 13
  5. Le rôle des Services de renseignements ...p.17
  6. Jean-Philippe Ceppi estime que ce rapport est bâclé et bourré d’erreurs: Un rapport qui se trompe. Dimanche.ch, 5.12.1999
  7. Ibidem, p.18