"Une Suisse sans armée" n°43, automne 99, p. 23

Livres

Eloge de la résistance à l’air du temps

Entretien avec Daniel Bensaïd
par Philippe Petit, Ed. Textuel

C’est un petit livre qui fait souffler un vent de fraîcheur bienvenu dans cette période de nivellement de la pensée, et de soi-disant fin des idéologies émancipatrices. Bensaïd, militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), répond aux questions de Philippe Petit. Exclu du Parti communiste français (PCF) en 1965 pour avoir refusé de voter pour Mitterrand dès le premier tour des présidentielles, Bensaïd a toujours appartenu à un courant politique minoritaire. Il affirme que son exclusion du PCF à l’âge de dix-neuf ans lui a permis de gagner "trente ans de liberté d’action et de pensée".

Disciple de Walter Benjamin, lecteur de Pelloutier ou de Sorel, il se réclame tout autant de Marx et de Blanqui. Son parcours politique ainsi que la diversité et la richesse de ses influences philosophiques lui font dire qu’il n’a pas eu «a effectuer un travail de décroyance» par rapport au socialisme réellement existant, et qu’il ne s’est jamais senti orphelin de l’Union Soviétique... celle-ci aurait représenté à ses yeux un anti-modèle.

Défenseur de la politique comme «pratique du conflit» Bensaïd appelle à replacer celle-ci au centre de l’action humaine afin de résister à la "rhétorique de la résignation qui est l’aboutissement de la logique libérale". Face aux «inquiétants indice d’érosion de la compassion sociale élémentaire» provoqués par le «ralliement au monde tel qu’il est», il est urgent et indispensable de recommencer à semer les graines des utopies sociales de demain...en travaillant avec détermination dans la «misère du présent». Pour cela il faut se poser la question de savoir ce qu’il reste à transmettre après le discrédit jeté par les staliniens sur la révolution et par les sociaux-démocrates sur la réforme. Questions ardues dont les réponse ne viendront pas des maîtres a penser, mais plutôt d’une pratique quotidienne et collective de l’action qui, au lieu d’accepter les limites étroites fixées par l’ordre dominant, maintiendrait tensions et discordes avec celui-ci.

C’est sans doute là qu’est l’avenir d’une «gauche de gauche». Le potentiel pour un renouvellement de l’action politique existe réellement, les mouvements sociaux sont autant de points d’appui prometteurs, à condition que nous sachions leur permettre d’exprimer leurs revendications dans leur globalité.

La lecture de ce petit livre se révèle vraiment passionante. Les partisans de l’amalgame sur tout ce qui concerne la soi-disant «génération 68» auraient tout intérêt à le lire. Ils feront connaissance avec un révolutionnaire fidèle aux anonymes et loyal envers les inconnus.

Prix: 24.20

Le dernier été de la raison

Tahar Djaout - Seuil

Tahar Djaout a été assassiné le 2 juin 1993. Comme de nombreux intellectuels algériens qui l’ont payé de leur vie, il dénonçait avec force tant l’autoritarisme du régime algérien que l’obscurantisme sanguinaire des groupes islamistes armés.

«Le dernier été de la raison» est une oeuvre posthume, dont le manuscrit a été retrouvé dans ses papiers après sa mort. Celui-ci est parvenu chez son éditeur à Paris après bien des péripéties.

C’est une fable politique et poétique éblouissante que l’auteur nous a léguée peu avant sa disparition. Libraire humaniste et cultivé, Boualem Yekker assiste à la prise de pouvoir des Frères Vigilants. Avec une douce détermination, il résistera à l’oppression qui a fait de l’Algérie un univers clos, où tout le monde a peur de tout le monde. Sa librairie, îlot de raison et d’intelligence, a été désertée par les clients. Ceux-ci n’osent même plus s’arrêter devant sa vitrine où Boualem continue pourtant à exposer des livres, qui, s’ils étaient lus, pourraient donner des idées aux opprimés. Boualem souffre de son isolement, de la solitude, il a «depuis maintenant plus d’une année le sentiment de vivre dans un espace et un temps anonymes, irréels et provisoires, où ni les heures, ni les saisons, ni les lieux ne possèdent la moindre caractéristique propre ou la moindre importance». Il sait que sa vie n’a plus aucune valeur et qu’il peut disparaitre à n’importe quel moment. Le seul à le regretter sera peut-être Ali Elbouliga, un paria comme lui, qui passe de nombreuses heures à la librairie. Même son fils Kamel a succombé à la pression et a rejoint «tête basse, le troupeau parqué dans la prairie des certitudes».

Les enfants également très impliqués dans l'"oeuvre" civilisatrice du nouveau régime attaqueront Boualem à coup de pierres.

Lettres d’avertissement, menaces de morts, rien ne sera epargné au libraire pour qui le délire collectif qui s’est emparé de la société algérienne devient de plus en plus insupportable. Le dénouement viendra avec la fermeture de la librairie. Le nouveau régime n’aura même pas jugé nécessaire de l’avertir, il trouvera tout simplement les serrures changées en arrivant un matin. Paradoxalement Boualem se sentira soulagé, soulagé comme l’on se sent parfois devant un échec consommé, quand on a l’impression d’avoir été honnête jusqu’au bout d’avoir fait tout ce qu’il y avait à faire.

«On n’a pas encore chassé de ce pays la douce tristesse léguée par chaque jour qui nous abandonne. Mais le cours du temps s’est comme affolé, et il est difficile de jurer du visage du lendemain. Le printemps reviendra-t-il ?

Prix: 23.10

Tony Mainolfi