"Une Suisse sans armée" n°43, automne 99, pp. 5-6

Politique de sécurité:

Le brouillard se dissipe

Après des années de désorientation, le DDPS a finalement fixé son cap. L’armée marche vers l’OTAN et l’Euro-militarisme. Hans Hartmann porte un regard sur une décennie de bouleversements de la politique de sécurité.

Il y a trois ans, en septembre 1996, j’écrivais un article sur la création, sur mandat d’Adolf Ogi, de la commission pour les études stratégiques «Brunner» et sur la décision imminente sur l’adhésion de la Suisse au «Partenariat pour la Paix» de l’OTAN. Dans cet article je soutenais que le Département militaire naviguait «entre deux options qui s’excluent mutuellement». D’un côté il y avait ceux qui s’accrochaient à tout prix à l’idéologie nationale de l’isolement et de la «défense spirituelle», même si cela aurait impliqué la perte de toute légitimation plausible pour l’armée. Au contraire, l’autre camp ne se souciait plus du tout de «neutralité, milice et d’autres vieilleries idéologiques semblables», mais plutôt de scénarios d’engagements crédibles. Et que la «professionnalisation et l’intégration dans une alliance de défense des pays riches étaient des conditions indispensables pour y parvenir». Puisque les dirigeants militaires et politiques ne se décidaient pour aucune des deux options et que, de ce fait, ils se cachaient «derrière un brouillard de menaces et promesses de sécurité assez vagues, ainsi que de des formules creuses comme «multifonctionnalité» et «subsidiarité»», la NZZ n’avait pas tort de leur reprocher «un manque de concepts opérationnels». Ma prévision d’alors: «le brouillard va s’épaissir». Mon analyse était correcte, la prévision fausse.

Le consensus brisé

D’abord un bref regard en arrière. Les bouleversements géopolitiques de la deuxième moitié des années quatre-vingts ont très fortement poussé l’armée suisse vers des réformes. Mais on ne change pas de roue à un véhicule en mouvement: la modernisation idéologique du militarisme helvétique ne pouvait commencer qu’après la votation sur l’initiative pour une Suisse sans Armée de 1989. Le «Rapport 90», rédigé par le Divisionnaire Gustav Däniker, approuve et publié par le gouvernement en octobre 1990, constituait un premier pas vers des nouvelles perspectives dans la politique de sécurité. L’importance de certaines tâches de l'armée, jusque là secondaires, était fortement augmentée: notamment le «service d’ordre», la «sécurité des conditions d’existence» (c’est à dire la «maîtrise de situations exceptionnelles» par l’armée), et la contribution à la «promotion de la paix au niveau international».

Pour le DMF et les spécialistes militaires bourgeois il fallait évidemment que l’armée continue également à assurer la défense nationale armée. Le nouveau concept entendait à la fois assurer la neutralité armée tout en entamant les réformes et en développant les nouvelles tâches de l’armée. En juin 1991 déjà, le ministre de la défense de l'époque Kaspar Villiger se plaignait devant l’assemblée des délégués de la société suisse des officiers (SSO) de la multiplication des indices montrant la «difficulté de trouver un consensus parmi les différents groupes relativement irréconciliables de personnes favorables à l’armée». Effectivement le consensus fut perdu à jamais. Dans une première phase, le département militaire évitait les confrontations. Il renonça à adopter une ligne idéologiquement très tranchée en faveur des réformes, d’abord en raison de la votation sur les F/A-18 en 1993, ensuite à cause de la défaite en votation populaire du projet de casques bleus en 1994. Une brève tentative d’ouverture entre ces deux dates - en novembre 1993, Villiger exigeait la «normalisation des relations avec l’OTAN et l’UEO», et Däniker la «participation solidaire de la Suisse à la stabilisation des foyers de conflit»- était resté sans lendemain. A la place le DMF cherchait pour une armée désorientée des nouvelles possibilités d’engagement non susceptibles d’éveiller la méfiance des traditionalistes. On a ainsi inventé les «services d’assistance», on a essayé de positionner des unités militaires tantôt en police auxiliaire, tantôt pour l’aide en cas de catastrophes, ou encore pour lutter contre l’immigration. Pour le reste, on s’est limité à un discours purement technique sur la grandeur des effectifs ou sur les modèles de service plus compatibles avec l’économie privée.

L’ère Ogi

Telle était la situation jusqu’à la fin 1995, quand Adolf Ogi, probablement le Conseiller fédéral "le plus sous-estimé de l’histoire mondiale" (défini ainsi dans l’article de la NZZ cité plus haut), arriva au DMF. Ogi changea le nom du département, positionna le nouveau DDPS et la tête de l’armée sur sa «ligne d’ouverture», entama une nouvelle discussion sur l’orientation de fond de l’armée et fit d'une pierre deux coups en septembre 1996, avec l’adhésion de la Suisse au «Partenariat pour la Paix» (PpP) de l’OTAN. Premièrement, le PpP, avec tous les programmes et projets qu’il comporte, ouvrait la voie sans référendum possible vers la politique d’ouverture militaire; deuxièmement, les nombreux programmes du PpP offrent des perspectives de carrière intéressantes à un nombre croissant d’officiers ambitieux: en tout cas il y a beaucoup plus de lauriers à récolter sur les champs de bataille du vaste monde que dans les fortifications du Gothard.

C’est ainsi que s’est lentement dissipé le brouillard avec lequel l’armée et les politiciens militaires avaient caché la dispute qui déchirait les militaires de l’après- guerre froide. Aujourd’hui, au Département de la défense et à la tête de l’armée, la ligne de l’ouverture militaire n’est plus contestée. Il en va de même pour la Société Suisse des Officiers, qui montre tout au plus quelques signes de prudence. En juin de cette année la SSO mettait en garde contre un procédé trop hâtif dans la question des engagements armés à l’extérieur, pour éviter un «répétition du fiasco de la votation sur les casques bleus».

La direction est claire

Cependant il n’y a pas de doute sur la direction suivie. Pour deux raisons: d’une part les ressources limitées, et de l’autre la nécessité d’une cohérence conceptuelle. Chaque modèle spécifique de politique de sécurité conditionne des programmes d’instruction et des ressources spécifiques, concrètement: officiers de milice et argent. En 1998, on n'arriva à recruter que 1162 lieutenants sur les 1800 nécessaires. Ce manque notoire d’officiers limite dramatiquement le champ d’expérimentation de l’armée. Aussi en ce qui concerne les achats d’armements des perspectives et des priorités claires sont demandées.

Deuxièmement, on ne voit pas comment l’armée suisse pourrait se légitimer à long terme en tant que troupe de combat, si elle ne s’intègre pas dans des «missions pour la paix» de toutes sortes au niveau international. Depuis peu, les militaires aux préférences politiques différentes peuvent à nouveau s’entendre sur un commun dénominateur qui a fait ses preuves. Il s’agit du «retour aux compétences militaires de base», comme le demandait cet été Ulrico Hess, un commandant de corps proche de l’UDC (NZZ, 9.7.99). La capacité de conduite de guerre est importante, selon Hess, «justement aussi pour les troupes engagées à l’étranger» et d’ajouter que des militaires suisses qui se présenteraient non armés à l’étranger ne seraient pas crédibles. Sur ce point l’officier de conduite conservateur Hess retrouve non seulement le politicien réformateur Ogi, mais aussi un commandant de bataillon et officier d’état major général qui veut replacer les «unités de combat» et respectivement la «prévention de la guerre et la défense» au centre de l’activité, puisque: «la mention de la promotion de la paix (...) n’est pas remise en cause en tant que telle. Ce qui pose toutefois problème, c’est en fait d'engager pour ces tâches des troupes qui n’y avaient pas été prédestinées.»(NZZ, 18.6.99).

Par contre la tendance à engager l’armée «multifonctionnelle» pour toute sortes de tâches civiles, très critiquée également par le GSsA, a été balayée. Une véritable campagne est actuellement en cours contre cette tendance. La SSO se plaint que l’armée soit appelée comme «instrument bon marché pour accomplir toutes sortes de services» et que cela conduise à négliger trop souvent l’instruction. Même des revues d’officiers se tournent contre les nouvelles tâches de l’armée dans leur éditoriaux (ASMZ, 9/99), et, dans le même numéro, donnent la parole au conseiller national Erich Müller (PRD/ZH), qui définit l’appel à la troupe aux frontières comme une demande «insensée» de la part «d’extrémistes». Et des officiers comme Ulrico Hess, ainsi que le spécialiste militaire de la NZZ, Bruno Lezzi, critiquent l’appel à la troupe beaucoup «trop rapide», et affirment que le maintien de l’ordre intérieur doit rester une tâche de la police, puisque le concours de l’armée «n’est pas envisageable en raison de la multiplicité de la problématique». Bref, «on ne peut pas permettre que, pour accomplir des tâches civiles, l’armée néglige l’instruction dans ses tâches primordiales» (NZZ, 18.6.99).

Alors que les militaires se sont retrouvés sur une même position, («plus de puissance au combat et interventions à l’étranger»), les conservateurs idéologiques de l’UDC et de l’ASIN ont quitté le débat militaire. Ils se cramponnent à la «défense nationale spirituelle», qui entre-temps a pourtant perdu beaucoup de son contenu concret. Le fait que par conséquent, l’armée perde en plausibilité, en crédibilité et donc aussi en ressources financières, ne semble pas les préoccuper outre mesure. Même pour ces nationalistes conservateurs «l’indépendance» ne semble plus être une question avant tout militaire.

Le contexte de départ pour les prochaines décisions en matière de politique de sécurité est donc beaucoup plus clair qu’auparavant, durant la dernière décennie. Le virage à droite aux élections nationales n’y change rien. Reste encore à connaître l’évolution de la gauche engagée dans la politique de paix. Pour rester au courant ne manquez pas nos prochains numéros.

Hans Hartmann,
traduction T. Schnebli