"Une Suisse sans armée" n°42, été 99, pp. 16-18

L'Otan est-elle en train de transformer la Serbie et le Kosovo en désert radioactif?

Traces de guerre à jamais inscrites

L'Otan a reconnu employer des munitions à base d'uranium appauvri, mais nie les dangers de leur radioactivité. L'expérience de la Guerre du Golfe permet de douter.

Peu après le début des raids de l'Otan sur la Serbie, la rumeur a commencé à courir que les forces alliées utilisaient des armes à composants radioactifs. Le 9 avril, le ministre russe des Affaires étrangères met en cause formellement l'Alliance, avançant comme preuve les mesures d'une radioactivité très élevée au Kosovo. L'Otan a démenti énergiquement par la voix de son porte-parole Jamie Shea. Malheureusement pour cette thèse officielle, la radioactivité ne connaît pas les frontières. Courant avril déjà, des taux de radioactivité anormaux alertent notamment le leader du parti des Verts en Bulgarie, M. Karakatchanov, et le directeur de Greenpeace Grèce, M. Psomas.

Sans doute, n'est-il pas possible de cacher la réalité plus longtemps. Le 3 mai, lors de la conférence de presse du Département de la défense américain, le Major General Chuck Wald répond par l'affirmative à la question d'un journaliste qui demande si des munitions à uranium appauvri (UA) sont utilisées en ex-Yougoslavie. Le journaliste insiste: «Je veux être sûr de bien vous comprendre. Les avions A-10 ne font pas que transporter ces munitions, ils les tirent...» «Oui», confirme le militaire.

On en trouverait partout

Le 14 mai, à Bruxelles, soumis à la même question lors du point de presse quotidien de l'Otan, le Major General Walter Jertz admet, mais tente de relativiser: «Nous n'avons pas utilisé des munitions à base d'UA ces dernières semaines, parce que celles-ci ne sont utiles que contre des cibles particulières.» Par ailleurs, le militaire nie le danger lié à ces armes: «Vous savez, vous trouvez de l'uranium appauvri dans tous les éléments naturels, dans les roches, le sol, partout.»

Le mal du Golfe

Néanmoins, les militaires américains n'ont pas toujours affiché une telle désinvolture. L'alerte a été donnée par le fameux mal chronique inconnu qui a touché plus de 100 000 vétérans de la Guerre du Golfe. C'est lors de ce conflit, en effet, que les munitions à base d'UA ont été utilisées pour la première fois sur un champ de bataille. Massivement. Au cours du conflit, pas moins de 950 000 obus radioactifs ont été tirés sur les forces irakiennes, totalisant plus de 300 tonnes d'UA. En 1994, le Congrès américain a donc voté un crédit de 1,7 million de dollars pour étudier les effets de l'exposition à l'UA. Trente-trois vétérans américains victimes de tirs fratricides ont fait l'objet d'examens. Le 4 juillet 1998, par l'intermédiaire de son porte-parole Bernard Rosker, le Département américain de la défense a rendu public son rapport, qui blanchit totalement l'utilisation militaire de l'UA. Toutefois, curieusement, le texte édicte de nouvelles recommandations pour la protection future des forces armées amenées à manipuler ce type de munitions.

Malformations, cancers

Fin de la polémique? Certainement pas. Outre le fait que le Département américain de la défense est dans cette affaire juge et partie, il faut remarquer que l'étude ne s'intéresse qu'aux effets sur les combattants exposés durant une courte durée et non sur les populations vivant en permanence dans des zones contaminées. Les conclusions d'autres scientifiques s'opposent donc à celles du Pentagone.

C'est ainsi qu'un congrès de 600 médecins irakiens a rendu en décembre dernier des résultats faisant état de l'accroissement important des malformations de naissance et des cancers de toutes sortes dans les régions touchées par les combats.

Plus troublant encore, parce que moins suspect de manipulation, est le témoignage du physicien américain Dough Rokke, interviewé le 18 mai dernier par un grand quotidien allemand Die Tageszeitung.

Professeur en science de l'environnement à l'université de Jacksonville, M. Rokke a travaillé jusqu'en 1997 pour le Pentagone. Il a d'abord été chargé d'élaborer les mesures de protection de l'armée américaine dans l'utilisation des munitions radio-actives, puis il a fait partie, dès mars 1991, d'une mission d'enquête américaine en Arabie-Saoudite chargée d'évaluer les conséquences de l'UA sur les hommes et les équipements américains. Malgré les précautions prises, les membres du groupe ont eux-mêmes été contaminés...

Rapport classé

«J'ai un taux d'uranium astronomique dans l'urine. Mais on ne m'a donné ce résultat que quatre ans après le test. C'est caractéristique de l'attitude du Département de la défense face à ce problème», a expliqué le physicien américain à la Tageszeitung.

M. Rokke a également produit un rapport faisant état des dangers encourus par les populations résidant dans les zones contaminées. Le document a été classé sans suite et le savant prié de se taire.

Une autre étude indépendante, celle menée par le Dr Hari Sharma, de l'Université de Waterloo à Ontario au Canada, confirme la toxicité de l'UA. Menés sur des vétérans de la Guerre du Golfe et sur des citoyens américains et rendus publics le 4 mai dernier, ces travaux mettent en évidence l'accroissement de cancers dus à la contamination de l'UA. Ces résultats devraient être envoyés aux responsables de l'Otan, accompagnés d'une lettre les implorant d'éliminer toutes les armes à base d'UA de leur arsenal. Quant au professeur Rokke, il dit vouloir obtenir un entretien avec le président américain William Clinton pour l'alerter.

Ces initiatives rejoignent le combat de nombreuses organisations américaines antinucléaires ou de défense des droits de l'homme, tels que Military Toxics Project ou International Action Center, qui cherchent à faire interdire ce type d'armement.

Conventions violées

Selon ces organisations, les munitions radioactives violent les lois internationales en raison de leur cruauté intrinsèque et de leurs effets mortels non circonscrits. Elles menacent les populations civiles aujourd'hui et les générations futures. Ce qui correspond précisément à la définition des armes interdites par la Convention de Genève et ses amendements de 1977.

«L'effet à long terme de ces armes est encore plus pernicieux que celui des mines car, au moins, celles-ci explosent un jour», estime Doug Rokke, «tandis que les munitions à l'uranium peuvent développer leurs effets radioactifs et d'empoisonnement pendant des années».

En effet, la période de l'UA -c'est-à-dire le temps qu'il lui faut pour perdre la moitié de sa radioactivité- est de 4,5 milliards d'années. D'ici là, Saddam Hussein et Slobodan Milosevic auront disparu, mais des populations continueront de s'empoisonner.

Manuel Grandjean, Rédacteur en chef du journal «Le Courrier», paru le mercredi 2 juin 1999


Commentaire:

Guerres «justes» et armes ignobles

En cette fin de XXe siècle, la guerre sur le terrain se double plus que jamais d'une guerre médiatique.

Il s'agit de convaincre les opinions publiques des pays démocratiques engagés dans un conflit que la violence militaire est justifiée et pondérée; en un mot, «propre».

Lors de la Guerre du Golfe, la plupart des médias ont sacrifié leur crédibilité à défendre ce mythe sans aucune distance critique. Ce monolithisme s'est aujourd'hui effrité. Les questions soulevées par la guerre en Yougoslavie ne sont plus uniformément occultées et les propos officiels sont partiellement décryptés. Quand les porte-parole de L'Otan disent «dégâts collatéraux», les médias traduisent sans autre par «bavure».

Un mythe parallèle a cependant la vie dure, à savoir que les opérations guerrières sont menées au profit de populations victimes.

Du calvaire interminable des civils irakiens condamnés à «revenir à l'Age de la pierre» à l'opération «Turquoise» menée par l'armée française pour protéger les auteurs du génocide rwandais, il y a pourtant de quoi douter.

Dans les opérations conduites par l'Otan en Yougoslavie, le doute naît déjà de la simple constatation que la population kosovare ne bénéficie d'aucune protection et que la guerre est de plus en plus orientée contre les civils serbes dont on tente de rendre la vie intenable dans l'espoir qu'ils se retournent contre leurs dirigeants.

Le doute grandit lorsque l'on constate que les bombardements de l'Otan provoquent une catastrophe écologique d'une ampleur encore immesurable, mais qui suscite les craintes de grandes organisations internationales telles que la Croix-Verte, Greenpeace ou le WWF, organisations peu suspectes de relayer la propagande serbe.

Enfin, l'utilisation d'armements qui mettent en danger les militaires et les populations civiles des deux camps bien au-delà de la durée du conflit -comme les mines antipersonnel ou davantage encore les obus à base d'uranium appauvri- renforce encore le scepticisme.

Si des puissances prétendent mener la guerre au nom du droit, de la justice ou la morale, elles devraient au moins bannir de leur arsenal les armes les plus ignobles.

Manuel Grandjean


Qu'est-ce que l'uranium appauvri?

Nom de code: UA

L'uranium appauvri est un rebut, mais ce déchet-là intéresse vivement les militaires. Pour alimenter les réacteurs des centrales nucléaires, le minerai d'uranium doit en effet être traité de façon à séparer la composante la plus radioactive, l'isotope U 235, de la partie qui l'est moins, l'isotope U 238. C'est ce dernier, constituant près de 99,3% de la masse totale, que l'on nomme uranium appauvri (UA).

Ce matériel possède une forte densité -supérieure à celle du plomb- offre une très grande résistance et bénéficie d'un coup de fabrication extrêmement bas. Avantages multiples pour la fabrication d'obus, qui obtiennent ainsi des propriétés décisives: une vitesse de l'ordre de cinq fois celle du son et, par conséquent, une portée supérieure de 1000 mètres à celle des armes conventionnelles, un pouvoir de pénétration des blindages accru et de bonnes qualités incendiaires. La nocivité de l'UA est double. D'une part, il est chimiquement toxique, comme tous les métaux lourds. D'autre part, il a une toxicité radiologique, même si sa radioactivité est faible (de l'ordre de la moitié de l'uranium naturel). Le danger est en revanche multiplié par la pulvérisation du métal lors de l'impact. Les particules de dioxyde d'uranium produites, d'une taille inférieure à 5 microns, peuvent facilement contaminer les sols, l'eau, et pénétrer les organismes. Selon la température produite par l'explosion, deux sortes de poussières apparaissent. Les premières sont solubles dans le sang et les humeurs corporelles qu'elles empoisonnent. Les secondes sont comme des billes de céramique qui se fixent définitivement dans le corps et l'irradient.

MG

Lire «Qu'est-ce que l'uranium appauvri?», dans le Monde diplomatique d'avril 1995.