"Une Suisse sans armée" n°42, été 99, pp. 8-10

Balkans:

La guerre de l'OTAN, le nettoyage ethnique: y a-t-il une issue?

Quelle est ma position: très simplement je suis contre les bombardements de l'OTAN, je suis contre les nettoyages ethniques, qu'ils soient le fait des Serbes ou de n'importe qui d'autre - par exemple des immigrés en Amérique du Nord, qui de l'année 1600 jusqu'en 1900 ont «nettoyé» environ 10 millions d'Indiens d'Amérique. Je ne trouve rien d'original dans ma position. La seule position originale serait d'être en faveur des deux, un point de vue partagé probablement seulement par les marchands d'armes.

Il y a ceux qui essayent de nous faire croire qu'il faut choisir entre l'OTAN et Milosevic; si vous êtes contre l'un, vous devez forcément être pour l'autre. C'est un non-sens. Plus tôt dans cette décennie horrible, plusieurs parmi ces mêmes personnes essayaient de nous faire croire qu'il fallait faire un choix entre la guerre du Golfe et Saddam Hussein. Là encore, il était parfaitement possible d'être contre les deux.

Ensuite, le deuxième exemple de ce dualisme terrible, la terreur de la fausse dichotomie comme nous disons chez les académiques, il n'y avait pas d'alternative. Si vous n'acceptez pas les bombardements de l'OTAN, cela signifie que vous êtes co-responsables du nettoyage ethnique au Kosovo. Cela n'a pas de sens non plus.

Il y avait une alternative, et même une très bonne: augmenter le nombre d'observateurs de l'OSCE dans la Mission de Vérification au Kosovo (KVM) de 1200 à, disons, 6'000, 12'000. Avec téléphones portables et jumelles, vivant dans les villages, faisant affluer les volontaires. Mais en même temps il y avait une guerre civile en cours depuis février 1998, et un ambassadeur des Etats-Unis a répété ce que les Etats-Unis avaient déjà fait lors de la guerre du Golfe: il (Gelbard) a dit à Belgrade que les USA étaient d'avis que l'UÇK sont des terroristes -certainement également la position de Belgrade.

L'alternative aurait consisté dans la fermeture de la frontière en élargissant le mandat de l'ONU présente à la frontière entre la Macédoine et le Kosovo, le renforcement de l'OSCE et ensuite la convocation d'une grande conférence sur le sud-est de l'Europe. Rien de tout cela ne s'est produit. Nous savons que la guerre a été décidée au début de l'automne passé; il fallait juste préparer l'opinion publique à travers les médias et présenter à Milosevic un ultimatum qu'il ne pouvait pas accepter. C'est de cela qu'il s'agissait dans la charade de Rambouillet. Des gens commencèrent à avoir des soupçons quand ils découvrirent que les médias ne publiaient pas le texte; il fallait le déterrer depuis des sites obscurs sur Internet. J'ai demandé à des journalistes de faire une enquête dans l'une de ces 19 démocraties, la mienne, la Norvège: aucun parlementaire n'avait lu le texte. La démocratie, c'est la participation informée. Les Serbes savaient: perte de souveraineté et d'intégrité territoriale, accès illimité de l'OTAN à la Serbie. Aucun état ne signe son propre démembrement et son occupation. Les Kosovars aussi le savaient: ceci n'était pas l'indépendance qu'ils voulaient; cela ressemblait plus à un protectorat sous l'égide de l'OTAN. C'est pourquoi ils votèrent non. D'une manière ou d'une autre ils furent amenés à changer leur vote, sachant bien que la combinaison oui/non aurait déclenché les bombardements des Serbes. C'est ce qui s'est produit le 24 mars, déclenchant aussi une haine plus forte que jamais contre les Kosovars parmi les Serbes. Ils avaient encore frais en mémoire la manière dont les Croates les avaient chassés, avec l'aide américaine et allemande.

N'importe qui pouvait le prédire. Tout le monde savait que les Kosovars se seraient enfuis. Soutenir le contraire, c'est possible uniquement si l'on vit une existence isolée dans la salle des jeux de guerre d'un club de garçons, capable de contraindre les médias à l'obéissance de façon à ce que des voix discordantes ne se fassent pas entendre. Toutefois il y a une différence entre maintenant et la dernière fois, dans le Golfe: sur Internet n'importe qui peut lire ou entendre quelques unes des personnes les plus brillantes de notre temps comme contrepoids aux médias lobotomisés qui donnent deux mois plus tard les informations importantes, comme par exemple le sujet de la conférence de Rambouillet. Trop tard pour la démocratie, suffisant pour le totalitarisme démocratique (Zinoviev.)

Les bombardements de l'OTAN ont-ils amené le nettoyage ethnique des Kosovars en plus de créer presque un million de réfugiés, ou les Serbes se seraient-ils engagés de toute manière dans le nettoyage ethnique? De nouveau, l'alternative aux bombardements n'a jamais été celle de rien faire, comme mentionné plus haut. Il y a des forces fascistes parmi les Serbes, les Tchetniks, les Tigres d'Arkan, les Aigles de Seselj - il est presque incroyable que les médias et le Tribunal ne se soient pas focalisés davantage sur eux. Et pourquoi? Parce que Milosevic est le symbole de la nation serbe et de la République de Yougoslavie, c'est lui qu'ils veulent frapper, pas les architectes-clé du nettoyage. Mais à part cela: ceci est encore un cas de fausse dichotomie.

Il est évident que les bombardements de l'OTAN ont été stimulés, parmi d'autres facteurs, par les nettoyages ethniques serbes en Croatie et en Bosnie. Sans tenir compte de causes complexes et des autres qui faisaient les mêmes choses, c'était cela les faits, et les Occidentaux (qui s'appellent «communauté internationale») étaient frustrés, agressifs: «plus jamais ça». Et certainement les bombardements ont amené au nettoyage ethnique comme mentionné plus haut: imaginez la haine post-Rambouillet et la comparaison avec août 1995.

Trois fois les Serbes ont été placé dans une position de minorité, exposés à leurs anciens ennemis sans la protection fédérale qui était à la base de la Yougoslavie de Tito: en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. Trois fois ils ont réagi avec excès, de manière inexcusable mais non sans explication possible.

Les nettoyages ethniques ont entraîné les bombardements de l'OTAN, les bombardements de l'OTAN ont entraîné encore plus de nettoyages ethniques, dans un cercle vicieux de cause à effet mutuel. Assassinat, tuerie, destruction, haine, traumatisme; l'OTAN qui torture les Serbes, les Serbes qui torturent les Kosovars, bientôt le tour viendra aux Kosovars.

Comment pouvons-nous sortir de tout cela? Voici une série d'idées:

La paix, si elle était voulue, pourrait être proche; guidée par le conseil donné par l'ancien secrétaire de l'ONU Perez de Cuellar à Genscher (ex-Ministre allemand des Affaires étrangères, ndlr) en décembre 1991: soyez sûrs que toute reconnaissance est acceptable pour les minorités, que vous traitez les différentes parties de la Yougoslavie de manière symétrique, et qu'il y ait une politique pour l'ensemble de la Yougoslavie. Mais d'abord il faut un postulat de base qui détienne la clé de la paix après le cessez-le feu.

  1. Une reconnaissance équitable de la souffrance et des droits de tous: ils sont tous victimes -la plupart plus innocents que d'autres- d'une situation que la plupart des nations auraient jugée impossible. Ils ont besoin de compassion et d'aide, non pas de fusils et bombes. Si on les divise entre victimes «dignes» et «non-dignes», la paix devient inatteignable. Ils ont tous le même droit à la reconnaissance et à l'autodétermination.
  2. Il faut se baser sur la symétrie Croatie-Bosnie/1995 et Serbie 1999: les 650'000 réfugiés serbes en Serbie ont été en partie chassés par les Croates de la Krajina et de la Slavonie (avec la bénédiction des USA) en août 1995. Les réactions démesurées des Serbes incluaient la condamnation totale de la communauté internationale et «nous on peut faire de même». Les médias occidentaux n'ont trouvé que très peu de place pour leur souffrance. Donc les deux cas doivent être considérés comme des problèmes de base, il faut garantir un retour en sécurité pour tous. Ensuite il faut élever le statut de la Krajina/Slavonie en Croatie et du Kosovo en Serbie, possiblement au statut de Républiques.
  3. Une possibilité d'accord à quatre: A (Croates) donne le retour et le statut à B (Serbes), B donne le retour/statut à C (Kosovars), C donne l'accès aux ressources minérales/ports maritimes à D (Musulmans slaves) et D l'inclusion de la partie Croate de la Bosnie/Herzégovine à A.
  4. Une Confédération yougoslave: si une autonomie est donné à toutes les minorités en Yougoslavie, on se retrouve avec près de 15 parties. «Jedinstvo», un état unitaire ou fédéral, c'est exclu. Mais «bratstvo», en tant que Confédération de pays respectant les droits humains, ça ne l'est pas.
    Tout cela pour une issue pacifique. Afin que cela se produise, il faut un processus de paix:
  5. Les tueries s'arrêtent, les forces de l'OTAN/Serbie/UçK sont retirées, l'OTAN des Balkans, les forces serbes et kosovares de la Kosove, remplacés par des forces de l'ONU en grand nombre, avec des observateurs de l'OSCE et dont la composition aura été agréé par toutes les parties.
  6. Le secrétaire général de l'ONU nomme un collège de médiateurs connus pour leur sagesse et autonomie, comme Jimmy Carter, Perez de Cuellar, Mikhaïl Gorbachev, Nelson Mandela, Julius Nyerere, Mary Robinson, Richard von Weizsaeker pour des dialogues face-à-face avec toutes les parties afin de trouver une issue acceptable et durable.
  7. Le secrétaire général de l'ONU organise une Conférence pour la Sécurité et la Coopération dans l'Europe du Sud-Est (CSCESE) avec comme membres toutes les parties de la Yougoslavie et tous les Etats du Sud-Est européen, avec des points comme 1) à 3) sur l'agenda et en tenant compte du rapport de l'équipe mentionné au point 5) plus haut.
  8. Les Présidents de la Slovénie et de la Macédoine organisent une conférence de la société civile, ayant recours à l'expertise dans toutes les parties de la Yougoslavie, pour projeter les images des futures relations à l'intérieur de l'ex-Yougoslavie et font de même pour les futures relations dans l'Europe du sud-est (en coopération avec, par exemple, la Grèce et la Hongrie).
  9. Les peuples de Yougoslavie sont invités à participer au processus de paix en formant des groupes de dialogue multinational partout, qui proposent des idées concrètes basées sur les dialogues locaux.
  10. La reconstruction est utilisée systématiquement pour la réconciliation en faisant coopérer les groupes belligérants, accomplissant les tâches ensemble, sans les céder à des entrepreneurs extérieurs.
  11. Si une quelconque frontière doit être dessinée ou redessinée, il faut utiliser les principes de la partition du Schleswig-Holstein entre Allemagne et Danemark en 1920.

Toutefois, toutefois. Au début je disais que je suis à la fois contre les bombardements de l'OTAN et le nettoyage ethnique. Comme, je suppose, le sont la plupart des peuples dans le monde, peut-être pas dans l'Europe belligérante, remplis d'auto-conviction de la justesse de leur interprétation sur la manière avec laquelle la société devrait être gouvernée. Il y a neuf cents ans, alors qu'ils lancèrent les Croisades, c'était leur interprétation spéciale de Dieu et de Jésus Christ, non juif, non orthodoxe, non musulman. Ils tuèrent autant de personnes que leurs mains pouvaient attraper, limités uniquement par leur technologie meurtrière plus artisanale dans ces temps-là.

Comme je l'ai indiqué plus haut, je sens que les problèmes de la Yougoslavie peuvent être résolus avec plus de bonne volonté, plus de créativité, un peu de temps et moins de dualisme, moins de démonisation. Milosevic est très loin d'être un nouveau Hitler. Il n'a pas un nouveau concept d'ordre mondial, dirigé d'en haut. Il est essentiellement un administrateur de traits très malheureux dans la psyché serbe, une mégalomanie et une paranoïa presque aussi grande que celle des USA, environ du même niveau de celles que l'on retrouve dans l'Irak de Saddam Hussein. En plus il y a des éléments du chef mafieux, mais ceux-ci se trouvent partout en ces temps globalisants.

L'autre problème, à savoir les bombardements de l'OTAN, est plus problématique. Mais les bombardeurs ont une bonne question pour laquelle ils ont une mauvaise réponse. La question est: que faisons-nous quand la doctrine de la souveraineté nationale protège l'Etat qui viole les droits les droits humains de sa propre population? La réponse ne peut pas être de violer encore plus ces droits humains. Plutôt nous devrions apprendre des Etats-Unis: il y a des crimes fédéraux et il y a une police fédérale pré-stationnée partout. Ne pourrait-on pas pré-stationner des observateurs et des troupes de l'ONU partout comme mesure préventive? Les droits humains sont universels. Ils sont également indivisibles. Un pays ne peut pas détacher les droits économiques et sociaux en acceptant uniquement les droits civils et politiques. Nombreux sont les criminels qui aimeraient faire du code pénal de leur pays ce que font les Etats-Unis de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, lorsqu'ils ratifient l'une des conventions (du 16 décembre 1966) en excluant les droits économiques et sociaux!

Nous nous dirigeons vers une confrontation majeure entre les 19 pays de l'OTAN et, probablement, une bonne partie du reste du monde, particulièrement la partie prise dans le mouvement de tenaille des Etats-Unis, avec l'expansion de l'OTAN à l'est, en même temps que l'expansion de l'AMPO (traité militaire commun entre le Japon et les USA, ndlr) à l'ouest. L'Eurasie, où réside plus de la moitié de l'humanité, regarde ce qui se passe avec beaucoup d'anxiété. A qui le tour d'être bombardé? Cela pourrait arriver en Amérique Latine, comme en Colombie, les Etats-Unis utilisant cette fois-ci, au lieu de l'OTAN, la TIAP, le système militaire d'Amérique latine? Le monde aujourd'hui a un problème majeur. Ce problème a un nom. Le nom n'est pas Milosevic, il n'est que la brute d'un village. Le nom du problème c'est les Etats Unis d'Amérique.

Leur sens de l'exceptionalité, celui d'être au-dessus des Etats et des nations ordinaires, est très séduisant. La violation d'autant de paragraphes du droit international peut se justifier uniquement si l'on se situe au-dessus de la loi, dans une relation directe avec un Dieu de l'univers qui «a créé l'Amérique pour amener l'ordre dans le monde» (Colin Powell) ou, dans des termes plus séculaires, «une nation globale avec des intérêts globaux» (Shalikashvili). Les Etats plus petits accourent auprès de «celui qui est exceptionnel» pour refléter, telle la lune froide, un peu de la lumière, pour ne pas mentionner la chaleur, qui brûle les non-croyants. Une vieille tradition occidentale. Espérons que cette frénésie intoxicatrice de violence pour faire plier les Serbes jusqu'à la capitulation sera suivie d'une certaine sobriété. De préférence à temps pour éviter une troisième Guerre mondiale.

Johan Galtung, professeur norvégien pour la recherche sur la paix, Professeur HC dans Le Monde, Prix Nobel de la Paix alternatif.

En 1989 Johan Galtung avait soutenu publiquement notre première initiative pour l'abolition de l'armée lors d'une conférence à Lucerne