"Une Suisse sans armée" n°40, hiver 1998, p. 12

Pinochet:

La solitude du général

Retenu à Londres parce qu'accusé de crimes contre l'humanité, Augusto Pinochet risque bien, et pour autant que la procédure aille jusqu'au bout, de finir seul ses vieux jours, abandonné de tous ses anciens protecteurs, exception faite de Mme Thatcher.

Il n'y a certes pas lieu de compatir, si ce n'est pour relever que certaines prises de distance ainsi que le coeur de louanges médiatiques qui ont plu sur la justice britannique peuvent s'avérer fort opportunes.

Opportune, la distanciation à l'égard du bourreau vieillissant, elle l'est pour tous ceux qui, de Henri Kissinger aux dirigeants de l'ancien géant de la téléphonie, ITT - sans parler de la CIA - apportèrent leur soutien aussi bien politique que pratique au coup d'Etat de septembre 1973 et qui entretinrent par la suite les meilleures des relations avec le régime assassin.

Opportune, la distanciation l'est aussi pour la bourse des métaux de Londres qui, dès l'arrivée de Salvador Allende à la présidence, organisa une chute massive des cours du cuivre, la principale denrée d'exportation du Chili, plongeant ainsi son économie dans le marasme. Marasme sur lequel Pinochet construisit l'adhésion des classes moyennes à son projet putchiste de «redressement national».

Lâché par ses anciens protecteurs qui n'en ont plus l'utilité, l'ancien dictateur pourrait bien passer en jugement. La nouvelle est réjouissante, mais de loin pas suffisante. Elle ne l'est d'abord pas si l'on songe qu'une partie des éléments de l'accusation devrait se baser sur les preuves fournies par... la CIA à laquelle le juge espagnol Garzon vient de les demander officiellement.

Mais, surtout, il ne faudra pas que celui qui pourrait devenir le procès de Pinochet évacue la question des complicités actives dont il a bénéficié pendant plus de deux décennies. C'est à ce prix seulement que les premières victoires de la justice obtenues ces dernières semaines pourront aller au delà du simple devoir de punition pour que le procès de ce passé devienne un instrument de la construction du futur.

Et, à ce titre, plutôt que de se borner à dénoncer l'immonde tortionnaire - à l'égard duquel d'ailleurs les attitudes de certains de ses pourfendeurs actuels furent naguère... moins tranchées - il serait peut-être bon que juges et journalistes se penchent sur le complicités matérielles et concrètes de vingt ans de crimes au Chili.

Ainsi, par exemple, il ne serait pas inutile de rappeler le rôle tenu par les célèbres Chicago boys, dès l'instauration de la dictature. Auteurs du «redressement économique du Chili», ces économistes formés à l'école de l'ancien prix Nobel Milton Friedman, y trouvèrent, d'après leurs propres mots, le «premier laboratoire grandeur nature» - et, ajouterions-nous, débarrassée des contraintes démocratiques et syndicales - pour expérimenter les thèses libérales appliquées plus tard par Reagan et Thatcher.

De plus, il serait également utile de se souvenir aussi de ce «prince de l'Eglise» bénissant les canons à Santiago, des ces ambassades occidentales livrant à la DINA les noms des journalistes de gauche en place au Chili ou encore de ces gouvernements pour qui la situation n'exigeait pas l'octroi de l'asile. Sans oublier non plus ces entreprises qui, couvertes par le Conseil Fédéral et la majorité des chambres, vendaient à Pinochet le droit de fabrication sous licence des fusils d'assaut suisses...

P. Gilardi