"Une Suisse sans armée" n°39, automne 1998, pp. 10-11

Service civil:

Un bilan en demi-teinte

Depuis l'entrée en vigueur de la loi sur le service civil, deux ans se sont écoulés. 3500 demandes ont été déposées, dont 2000 ont été traitées. Le taux d'admission est de 80,6%. 561 établissements d'affectation ont été reconnus. Les Genevois sont les plus nombreux, avec 10% des demandes totales (40% des demandes romandes). Si la situation de l'objection s'est nettement améliorée, les conditions sont loin d'être idéales. C'est l'occasion pour nous de dresser un petit bilan de deux années sous le régime du nouveau service civil.

Rappelons rapidement les grandes lignes de la nouvelle loi: le service civil est un travail d'intérêt public, essentiellement dans les domaines de la santé, du social et de la protection de l'environnement. Il dure une fois et demie la période de service militaire à effectuer (450 jours pour ceux qui refusent l'école de recrue, à effectuer en 3 périodes au minimum). Il est accordé aux candidats qui réussissent à rendre vraisemblable l'existence d'un grave conflit de conscience qui les empêche de remplir leurs obligations militaires, après le dépôt d'un dossier et une audition devant une commission de civils hommes et femmes. Les raisons valables sont d'ordre éthique, philosophique ou religieux. Les motifs politiques et écologiques sont acceptés avec des réserves. Il n'est pas question d'avancer des motifs de phobies, d'insubordination, d'aversion de la discipline ou de la vie en groupe, bref des motifs personnels. Les principes évoqués doivent être applicables à tous et être en accord avec les actes du candidat.

Beaucoup de refus

Après une période où les demandes étaient facilement acceptées (1), on assiste actuellement à un serrement de vis évident. Beaucoup de dossiers sont retournés à l'expéditeur pour un complément d'information, alors qu'ils répondent raisonnablement aux exigences. Pire, après une audition, de nombreux dossiers sont refusés. À la lecture des considérants du refus, on constate que certains motifs sont purement un procès d'intention. La vision de la non-violence est étriquée. Il faut par exemple expliquer en détail pourquoi la violence est mauvaise. Lors des auditions, les commissaires s'accrochent sur un point mineur, sans prendre le temps de constater le sérieux du restant de l'argumentation. Finalement, comme au temps des tribunaux, on demande à des jeunes de 20 ans d'être des Gandhi ou de détenir la solution miracle pour arrêter la guerre dans les Balkans. Un tel interrogatoire n'est pas infligé à leurs contemporains qui prennent le fusil Un recours peut être déposé. Malheureusement, seul un recours sur sept (13,7 %) aboutit. Il n'est pas utile de faire état de nouvelles motivation, le recours doit porter sur les erreurs commises par la commission d'admission. L'acceptation d'un recours signifie que le candidat doit être à nouveau entendu devant la commission.

Second grief majeur: la plus grande partie de la tâche d'information incombe aux permanences d'information. Lors du recrutement et des écoles de recrue, les autorités militaires ne parlent jamais de service civil. Il y a quelques lignes peu explicites dans la brochure distribuée par l'armée. Les juges d'instruction militaires n'offrent pas toujours de délai pour déposer une demande de service civil aux jeunes qui refusent de faire du service militaire. Pourtant la plupart d'entre eux se trouvent sous le coup d'une procédure judiciaire car ils ignorent que le service civil existe.

Trop d'exclu-e-s

Le service civil est réservé à ceux qui sont aptes au service. Ceci exclut toute une frange de la population. Beaucoup d'exclus de l'armée seraient tout à fait aptes à faire du service civil, que ce soit pour des raisons médicales ou psychiatriques. Chacun peut rendre des services inestimables. De même, on ne parle pas des femmes et des étranger-e-s vivant en Suisse.

Une autre restriction inacceptable est la quasi-impossibilité de faire un service civil à l'étranger. Seuls peuvent partir ceux qui peuvent faire état de liens familiaux ou d'un long séjour dans un pays particulier, ou encore de compétences techniques. Il n'est certes pas question de faire partir tout le monde sans préparation. À l'image de la pratique des Peace Brigades International, un âge limite de 22 ans et une grande préparation aux techniques de non-violence pourraient être instaurés.

L'initiative pour un service civil pour la paix, lancée par le GSsA, comble ces lacunes.

Chausse-trappes

La durée du service civil est trop longue. Certes, on n'est pas dans l'extrême des 16 mois exigés des jeunes français, mais une durée égale ou légèrement supérieure serait plus juste. En effet, quand l'économie renâcle à laisser partir des soldats - et à plus forte raison des gradés - il est pour le moins curieux, de la part des nombreux décideurs économiques siégeant à la droite du Parlement, d'exiger une telle durée. On ne peut que penser qu'il s'agit d'une vexation délibérée. En effet, de nombreux jeunes venant nous consulter ont peur d'une telle durée. Ceux qui ont un travail ou en cherchent un sont parfaitement conscients du danger. Quant aux personnes en cours de formation, nous leur conseillons d'effectuer ou de terminer leur service civil directement après l'obtention du diplôme. Pour certains, le service civil de 14 mois représente une année et demie de bloquée, en resserrant les 3 périodes de service civil dans un minimum de temps. Après de longues études où l'on gagne peu d'argent _ voire où l'on s'endette _ cette perspective n'est pas très réjouissante, même si l'on peut y voir l'occasion d'acquérir une expérience professionnelle (souvent exigée). On a également la perspective de se débarrasser du service une fois pour toute, laissant la voie libre pour des perspectives professionnelles et familiales.

Enfin, mentionnons encore qu'il y a un projet de déménager la division s'occupant du service civil à Thoune. Les candidats venant passer leur audition, et même les commissaires, qui viennent de toute la Suisse, perdront beaucoup de temps pour se rendre dans cette ville. Notons qu'au départ, les auditions devaient se passer à Lausanne et à Neuchâtel pour les Romands.

«Marchandisation» des civilistes

Nous nourrissons également une vive inquiétude concernant l'attribution du placement des civilistes à Manpower, pour la région lémanique et le Valais romand. D'autres régions sont attribuées à Caritas, à l'Association suisse des Employés de Commerce et, tout de même, à la Confédération. Une évaluation du travail de chacun de ces organismes sera faite dans une année, et l'un d'entre eux se verra attribuer le placement des civilistes pour l'ensemble du pays. Manpower n'a pas caché sa volonté d'obtenir le marché.

Nous ne pouvons pas nous plaindre du travail fourni par cette entreprise. Les permanences de conseil et les civilistes eux-mêmes obtiennent facilement des renseignements. Cette société aide les établissements d'affectation à obtenir l'agrément de la Confédération pour accueillir des civilistes. Il n'en reste pas moins que cette délégation de compétences à une entreprise privée fait des civilistes une marchandise comme les autres. On peut aussi craindre qu'une société comme celle-ci soit moins attentive à ne pas mettre les objecteurs en concurrence avec le marché de l'emploi. L'État lui même, avec les occupations temporaires pour chômeurs et les places pour des civilistes, fait aussi beaucoup d'économies avec ces emplois bon marché. Il faut enfin rappeler que le montant prélevé par Manpower sur la « solde » des civilistes, en payement de ses service, est secrète.

Une Confédération bien pingre

Alors que l'armée gaspille 28 millions par jour, et se trouve parmi les moins touchées par les mesures d'austérité, la Confédération veut payer le moins possible pour le service civil. Pourtant, le travail des civilistes profite aux collectivités publiques et aux institutions privées d'intérêt général. On peut relever deux exemples flagrants de cette pingrerie.

La division chargée du service civil souffre d'un manque d'effectifs. Le nombre de commissaires chargés des auditions est faible. Le délai de vérification des dossiers, puis de notification des décisions, est beaucoup trop long. En Suisse alémanique, il faut compter un an du dépôt du dossier à la communication de la décision. La décision de déménager à Thoune et la sous-traitance du placement des civilistes participent de la même démarche. En effet, les locaux à Thoune sont dans une ancienne dépendance de la caserne, ce qui évite de payer un loyer. Quant aux placeurs privés, ils ne sont pas fonctionnaires. En payant un certain montant en plus de la solde des civilistes, la Confédération économise des salaires et des charges sociales.

Second exemple, la somme de 1000 francs par mois que les établissements d'affectation doivent verser par civiliste. Pire, la Confédération peut exiger que les établissements d'affectation lui versent 50% du salaire normal en vigueur chez eux pour le poste occupé par le civiliste. Certes, le Conseil fédéral a débloqué un montant d'un million de francs, au seul usage des établissements travaillant dans le domaine de la protection de l'environnement. Ces établissements sont peu nombreux, et le seul à avoir obtenu une somme à ce jour est le WWF, une association internationale qui ne semble pas particulièrement dans le besoin. Par contre, suite à des interventions parlementaires, le canton de Genève a débloqué 100'000 francs pour les petites associations. Mais ces mesures sont trop faibles.

Malgré toutes ces critiques, il faut souligner qu'il vaut quand même la peine de tenter sa chance. De l'enthousiasme et une bonne préparation augmentent les chances d'acceptation du dossier. Et somme toute, le service civil reste une tâche bien plus enrichissante et sensée que l'armée.

Sébastien L'haire

1) Les personnes condamnées à l'emprisonnement sous l'ancienne loi pouvaient déposer une demande de service civil pour éviter de purger leur peine. On peut voir dans ce haut taux d'acceptation la volonté de commuer les peines de manière quasi automatique.

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