"Une Suisse sans armée" n°39, automne 1998, p. 12

Soldat Ryan: 2 critiques du dernier film de Spielberg

Je doute des intentions dénonciatrices de l'absurdité de la guerre

On reconnaît souvent les superproductions américaines à quelques qualités remarquables: une formidable quantité de poncifs, une obstination à éviter la complexité des questions soulevées, un défilé de personnages lisses, aux modèles rabâchés, un soupçon de propagande à peine masquée, mâtinée de sentimentalisme patriotico-patriarcal américain. A n'en pas douter, le film "Il faut sauver le soldat Ryan" fait honneur à cette tradition. Je doute des intentions dénonciatrices de l'absurdité de la guerre annoncées par Spielberg, tant son hymne au sacrifice comporte d'ambiguïtés. Certes, son infernale boucherie parfaitement orchestrée peut sans doute, un moment, avoir des effets dissuasifs (encore que tout au long du film, on se surprend souvent à penser aux prouesses techniques). Mais au final, elle renforce le même et sempiternel poncif: il faut avoir traversé la guerre, avoir été confronté à la violence pour connaître la valeur de la vie et devenir un homme, un vrai. Conclusion: la guerre est utile, elle forge le caractère et la morale des hommes.

Le film tombe dans cet écueil: montrer la violence dans toute son obscénité n'engendre aucun discours. Pire, cette violence livrée dans une fausse objectivité finit par se neutraliser. Les images catastrophes ne supportent que la surenchère pour exister: après le visage ensanglanté il faut un membre arraché, après un membre arraché il en faut deux, puis un ventre ouvert...et après? Le spectateur pris dans cette logique malgré lui en redemande, selon les mécanismes du film d'horreur. Car les scènes de batailles sont bel et bien écrites avec un souci de dramatisation, digne des meilleurs films de Spielberg... Faire du sensationnel avec la guerre paraît pour le moins douteux.

Consternant aussi, le fait que le réalisateur dédaigne son sujet au profit des effets qu'il peut en tirer. La contradiction posée par son scénario - récupérer un soldat au milieu de la tourmente avec le risque d'en perdre plusieurs autres - ne semble pas éveiller beaucoup de réflexion en lui. L'absurdité même de la situation, de la pensée à l'origine de cette mission n'obtient aucun prolongement dans le film. Dommage, car l'idée est intéressante. La guerre reste donc, aux yeux de Spielberg, ce fléau naturel contre lequel l'humanité ne peut rien. Le contenu du film rend perplexe. Et ce n'est pas dans les quelques scènes mélodramatiques, négligemment mises en scène celles-là, que l'on trouvera davantage de substance. Lorsque les gentils GI's au grand coeur évoquent tour à tour leur maman dans un moment de trêve, on se demande de qui Spielberg se moque. Il y a comme un relent de mépris dans la facilité et le convenu de ces scènes sentimentales. Remarquons aussi comme les quatre seuls civils français aperçus dans le film - un famille dans les décombres de sa maison - sont caricaturés et paraissent hors sujet! En fin de compte le seul moment authentique du film est celui dans lequel le soldat Ryan, enfin retrouvé, apprend la mort de tous ses frères. La nouvelle l'ébranle certes un peu, mais la pensée de la douleur de sa mère paraît le laisser froid. Loin d'accueillir la nouvelle de son rapatriement avec soulagement, il refuse de quitter le combat et ses frères soldats. On peut regretter là aussi que le pourquoi de cette réaction demeure sans résonance. Or si Spielberg s'était vraiment intéressé à son sujet, il aurait fouillé dans ces contradictions, dans ces ambiguïtés. Au lieu de cela, trop pressé d'enchaîner avec de nouvelles sensations, il poursuit sa tentative discutable de nous faire vivre une nouvelle bataille, «en direct», comme si on y était.

A l'ère du reportage de presse et de la force de son témoignage, le film de Spielberg paraît non seulement anachronique dans les moyens utilisés, mais un peu vain.

Anne Bisang, metteur en scène, recemment nommé à la tête de la Comédie de Genève,
lettre paru dans Le Temps 14 octobre 1998


«Le jour le plus long» revisité

On pourrait, de prime abord, voir le film de Spielberg comme un film antimilitariste. Quoi de plus rude en effet que la critique de l'atrocité des combats, de l'absurdité d'une mission - retrouver le soldat Ryan- pour laquelle on sacrifie huit hommes? Et pourtant, dès que le film se déroule, le malaise s'installe: si antimilitariste que ça?

Nul ne doute du professionnalisme du metteur en scène. Professionnel, il l'est tellement que durant les vingt premières et insoutenables minutes, il finit - effets de sonorisation à l'appui - par par nous faire croire, à nous, spectateurs confortablement assis, que c'est «comme si on y était». De tripes à l'air en cervelles éclatées, le taux d'hémoglobine nous colle au siège. Parvient-il pourtant à dire l'indicible? Depuis Céline, la question est posée...

Transformé en grand spectacle par le champion hollywoodien, le carnage se suffit à lui même. Ne concourt-il pas à une forme de banalisation? Il est en tout cas, de par son caractère particulièrement cru, garantie de succès commercial!

Contrairement à l'illusion créée, les massacres des vingt premières minutes ne rendent de loin pas l'horreur de la guerre. Ils constituent une sorte de préalable cruel d'une histoire qui, scène finale à l'appui, magnifie une conception de l'homme, celle de l'homo americanus.

Cette conception est au centre du film de Spielberg. A travers le sacrifice d'un capitaine, professeur de lettres qui à chaque fois qu'il tue un homme se demande s' il ne s'éloigne pas un peu plus de chez lui -de son humanité-, c'est le sacrifice lui-même qui est grandi.

Restons objectifs: la question est ouverte tout au long du film. Nombreux sont les troufions qui se demandent s'il vaut vraiment la peine de se sacrifier à plusieurs pour sauver un seul homme.

La réponse est donnée par la scène finale. Entouré d'une nombreuse descendance -symbole de la Vie s'il en est- le soldat Ryan, vieilli de cinquante ans, se prostre sur la tombe de celui qui, au prix du sacrifice suprême, la lui sauva. Est-il aujourd'hui une vertu militaire plus vantée que celle de «l'esprit de sacrifice»? Autrement dit, «seriez-vous prêt à mourir pour quelqu'un que vous ne connaissez pas?», comme le demande une publicité télévisée de l'armée française?

Et, si cela ne suffisait pas, c'est la justification historique qui clôt définitivement la question. La Liberté valait bien une balle dans le front au large de Dunkerque: elle en vaut bien une, dans une guerre bien plus propre, dans les déserts d'Arabie aujourd'hui!

De plus, rien ne nous est épargné, pas même la caricature de la bête sanguinaire, représentée par le soldat allemand aux abois dans les bocages de Normandie!

Et de ce point de vue, loin d'être antimilitariste, le film de Spielberg est bien plus à une réactualisation, 45 ans plus tard, du «Jour le plus long», film s'il en est de propagande guerrière...

Paolo Gilardi (GSsA), Le Temps 14 octobre 1998