"Une Suisse sans armée" n°39, automne 1998, pp. 13-14

Kosove/o:

Quelques repères sur la résistance kosovare

A la fin des années 80, on pouvait distinguer grosso modo deux camps dans le mouvement albanais en Yougoslavie: d'une part les différents groupes d'inspiration marxiste-léniniste («maoïstes» ou «enveristes», du nom de Enver Hoxa, le chef d'Etat albanais) oeuvrant dans la clandestinité, et de l'autre un mouvement semi-légal d'intellectuels et de politiciens oeuvrant dans les institutions (les «titoïstes»). Les enveristes étaient considérés comme de grands patriotes, mais après la chute du mur de Berlin en 1989, tout socialisme, même dans ses formes les plus nationalistes, était discrédité. Cela valait aussi pour des personnalités connues et respectées comme Adem Demaçi, prisonnier politique pendant de longues années. En s'adaptant aux événements en Europe orientale et centrale, le nouveau mouvement albanais, était devenu «anticommuniste», «démocratique», «issu de la société civile» et «pacifiste».

La LDK (Ligue démocratique de Kosove) autour de Ibrahim Rugova, fut fondée le 23 décembre 1989. Elle était l'expression de ce renouveau et se présentait comme le «parti national des Albanais». En 5 semaines seulement elle avait gagné 500'000 adhérents. Rugova lui-même était devenu un symbole de l'opposition et de la résistance au régime serbe. Plus de 20 autres partis et associations furent également créés, allant des sociaux-démocrates aux nationaux-démocrates en passant par les verts. Mais aucun de ces groupes put gagner une influence au-delà de cercles plutôt restreints.

Entretemps un autre mouvement, le LPK (Mouvement populaire pour une République de Kosove) avait rassemblé les forces opérant dans la résistance conspiratrice contre la politique serbe en Kosove/o et opposées à la politique de la LDK. Le LPK fut fondé en 1982 en Allemagne par des exilés appartenant à différentes organisations maoïstes. Lorsque, le 2 juillet 1990, Rugova annonça la déclaration d'indépendance de la Kosove/o, le LPK l'accepta, tout en se refusant de participer au «Conseil de coordination des partis albanais en Kosove» ainsi qu'aux élections pour le parlement du 24 mai 1992. Le LPK perdit du terrain politique en faveur de la LDK et quelques anciens radicaux du LPK rejoignirent le camp de la LDK. La critique contre le parti de Rugova ne s'atténuait pas pour autant: aux yeux des radicaux c'était un «parti mastodonte» qui tournait tous ses efforts vers l'obtention d'élections illusoires, pour installer sa propre bureaucratie au pouvoir.

Les objectifs politiques du LPK comprennent un état indépendant commun pour tous les Albanais en Kosove/o, Macédoine, Monténegro et Serbie méridionale. La violence est considérée comme un moyen légitime pour cette lutte pour une «grande Albanie». En cela, le nationalisme grand-albanais n'est pas très différent des autres nationalismes balkaniques. Ces nationalismes appellent à la grandeur historique de la «Nation» pour donner l'illusion de la résolution des graves problèmes quotidiens de la population. Ce n'est un secret pour personne que le LPK est à l'origine (politique) de l'UÇK, l'armée de libération kosovare. Un de ses porte-parole, Jakup Krasniçi, ancien enseignant d'histoire et emprisonné par les autorités yougoslaves de 1981 à 1990, l'a admis lui-même: «Entre 1992 et 1993, une aile militaire s'était créée en Suisse au sein du LPK. C'est elle qui a formé l'UÇK en 1994.»

Un conflit polarisé

Au début de 1998, Rugova éloigna tous les représentants les plus «radicaux» lors du renouvellement du conseil présidentiel de la LDK, provoquant la rupture de la vieille garde des anciens détenus politiques qui étaient devenus des politiciens de profession au sein de la LDK avec ce parti et sa stratégie de la résistance non violente. Ces radicaux évincés provoquèrent un nouveau déplacement du rapport des forces politiques en faveur du LPK et de la stratégie de la lutte armée de l'UÇK.

Les défections se multiplièrent dans le camp de la LDK pour aller grossir les rangs de l'UÇK et l'influence du parti de Rugova se réduisit énormément. Toutefois l'identité politique du mouvement de lutte armée restait très floue. Shkëlzen Maliqi, journaliste et président du parti social-démocrate jusqu'en 1992, considéré comme l'un des politiciens kosovars les plus ouverts, explique ainsi la situation: «A ma connaissance les positions politiques à l'intérieur de l'UÇK correspondent à l'ensemble de l'éventail politique existant en Kosove/o. La majorité de ceux qui se sont engagés dans l'UÇK était auparavant membre de la LDK et gardent leur respect pour Rugova».

La direction politique de l'UÇK a toutefois ouvertement mis en garde la LDK contre toute entrave à sa lutte armée. Les forces politiques en Kosove/o disponibles à la négociation ont été averties de cesser «leurs sales jeux, destructeurs pour la Nation et la Patrie» (Déclaration politique N. 4 du quartier général de l'UÇK). Lum Haxiu, écrivain et «officier de l'UÇK pour les questions politiques et pour la promotion du moral» le dit clairement: «N'importe le quel politicien qui apposerait sa signature sous un accord de paix qui ne reconnaisse pas l'indépendance complète de la Kosove, signerait son arrêt de mort.» (NZZ 23.7.98).

Extrait d'un article de Roland Brunner, «Medienhilfe ex-Jugoslavien» et GSoA-Zurich


La solution ne peut être que politique

L'UÇK a misé explicitement sur la militarisation et l'aiguisement du conflit pour l'internationaliser et obtenir une intervention de l'OTAN contre la Fédération Yougoslave. L'espoir était d'obtenir au moins un protectorat, d'où les «forces de sécurité serbes» auraient dû partir et qui aurait pu passer sous son contrôle. Mais la stratégie de l'UÇK s'est avérée perdante: les militaires serbes ont attendu le moment où les ambassadeurs de l'OTAN partaient en vacances pour lancer une grande offensive cet été, qui leur a permis de regagner une grande partie du territoire occupé les mois précédents par l'UÇK. En même temps Milosevic marquait d'autres points importants: la destruction du mouvement politique des Kosovars et l'affaiblissement de la direction politique au Monténegro, déstabilisée par l'arrivée de réfugiés albanais.

Il n'y a pas non plus de «solution militaire» envisageable de part de l'OTAN. Même les experts militaires doutent du résultat d'éventuels bombardements aériens, et une opération avec des forces terrestres n'entre pas en ligne de compte.

Les accords négociés entre l'émissaire Holbrooke et Milosevic le 12 octobre ont permis à presque tous les intervenants dans ce conflit de crier victoire le lendemain: les Américains parce qu'ils ont pu démontrer une nouvelle fois que sans leur intervention, par l'intérmédiaire de l'OTAN, il n'y a pas de solution possible; Milosevic parce qu'il a su résister avec succès aux menaces occidentales sans céder sur l'essentiel, c'est à dire la permanence du Kosovo dans la fédération Yougoslave, et alors qu'il avait déjà obtenu l'essentiel de ses objectifs, y compris le renforcement de sa position à l'intérieur de la Serbie; les Russes parce qu'il n'y a pas eu d'intervention de l'OTAN sans mandat de l'ONU. On a dit «presque» tous les intervenants car, évidemment les Kosovars ont été complètement laissés à côté de ces accords.

Nous ne savons pas quelle sera l'issue de ce conflit, notamment pour la population civile, les réfugiés, les gens qui ont tout perdu, les Kosovars incarcérés ou éliminés, l'opposition réduite au silence par des mesures répressives exceptionnelles en Serbie. Aujourd'hui ce sont surtout les dirigeants albanais qui soutiennent la nécessité d'une intervention militaire pour «résoudre» la situation. Pour notre part, nous ne pouvons que relever l'inconsistance de cette «solution». Pour qu'une véritable solution du conflit soit amorcée, il serait indispensable qu'à côté des menaces militaires, qui ne font que renforcer les forces nationalistes, la «communauté internationale» mette au moins autant, sinon plus d'énergie pour la mise en uvre de solutions politiques et civiles.

Tobia Schnebli