"Une Suisse sans armée" n°38, été 1998, pp. 6-7

Kosove:

L'armée comme réponse au(x) problème(s) des réfugié-e-s ?

Le 18 juin, le GSsA Genève tenait son assemblée générale. En deuxième partie, il a invité Ueli Leuenberger pour parler de l'armée aux frontières. Actif dans le domaine de l'asile depuis de nombreuses années, Ueli est actuellement directeur de l'Université Populaire Albanaise (UPA) de Genève. Créée en avril 1996, cette structure est un lieu d'information, de rencontre et de formation pour la communauté albanaise et les gens intéressés à sa culture. 8'000 personnes vivent actuellement à Genève, et cette communauté présente des problèmes spécifiques d'intégration L'UPA offre entre autres aux réfugiés une formation de garçon de café et des cours d'électronique pour effectuer de petites réparations.

En guise d'introduction, Ueli constate que la proposition de mettre l'armée aux frontières participe du problème récurrent du durcissement des lois sur l'asile, et de la volonté de redorer le blason de la défense nationale. Pour une partie de la droite il s'agit de désigner un ennemi, un envahisseur, après la chute du vieil ennemi communiste et d'éviter de parler des vraies causes de la crise et des problèmes sociaux. Blocher, le parti de la Liberté (ex-Automobilistes) et le quotidien "Blick" (1 million de lecteurs!) en ont fait leur fond de commerce, en distillant dans les esprits l'équation "requérant d'asile = criminel". La situation est dramatisée, et de nombreux politiciens, jusque dans les rangs socialistes, sont entraînés sur ce terrain.

Durcissement inutile

On ne peut pas nier que la "criminalité" augmente chez les requérants d'asile. Il faut cependant être prudent: ce terme englobe aussi bien le trafic de drogue que des menus larcins. Avant de parler d'expulser tous les criminels, il faut tenir compte de chaque cas et de la situation personnelle des "délinquants".

Par contre, le durcissement de la politique envers les réfugiés n'est pas étrangère à ce phénomène. On exige par exemple de la part de personnes persécutées et fuyant leur pays qu'elles aient leurs papiers. Les gardes de fortification et les douaniers surveillent déjà la frontière par un réseau très dense. Il faut donc recourir à des passeurs pour entrer en Suisse, qui demandent plus d'argent si les risques augmentent. La tentation est grande de recourir à l'illégalité pour pouvoir payer le passage de la frontière.

Récemment, les polices vaudoise et fribourgeoise ont mené de grandes opérations médiatisées dans des centres de requérants. Beaucoup de personnes ont été arrêtées, mais peu ont été inculpées. A Lausanne, il y avait beaucoup de membres des familles des réfugiés venus en visite depuis l'autre bout de la Suisse. Les situations de tension et de deal dans les centres pour réfugiés pourraient facilement être résolues par du personnel supplémentaire pour mieux surveiller les allées et venues.

Albanais criminalisés

Ueli parle de la communauté de réfugiés qu'il connaît le mieux, la communauté albanaise de Kosove1. En fait, on a fabriqué des réfugiés quand on n'avait au départ que des saisonniers. En effet, les ressortissants de la Yougoslavie ont fourni un contingent très important de travailleurs saisonniers. Ces travailleurs envoyaient une partie de leur salaire à leur famille, permettant d'améliorer la situation de cette région rurale, une des plus pauvres d'Europe. Les Kosovars n'ont pas fait venir leur famille, même quand ils avaient le droit de le faire, car ils ne pensaient pas rester.

Mais en 1991, le Conseil fédéral instaurait la politique des trois cercles, qui empêchait de fait les ressortissants des pays de l'ex-Yougoslavie d'obtenir un permis. Toutefois, une certaine tolérance a permis à ces travailleurs de se régulariser jusqu'en 1996, en obtenant le permis B.

Du jour au lendemain, l'accentuation de l'oppression exercée par le régime du criminel de guerre Milosevic les a contraints à changer leurs plans et à faire venir la famille dans la précipitation.

Aujourd'hui, la Suisse compte 340'000 ressortissants de l'ex-Yougoslavie, dont 55'000 sont requérants d'asile. 30'000 de ces requérants sont des Kosovars. 4'500 nouvelles demandes d'asile sont arrivées de kosovars depuis le début de l'année. On trouve un bon nombre de déserteurs kosovars refusant de servir dans l'armée serbe, des jeunes hommes célibataires qui seront les premiers expulsés. Soit ils se retrouveront immédiatement en prison, soit ils seront envoyés au front et appelés à tirer contre leur propre peuple.

En devenant réfugiés, les Kosovars sont souvent contraints de changer de lieu de résidence. Ainsi, un requérant ayant travaillé à Genève et ayant appris le français peut être envoyé à Zurich. Ils n'ont plus droit de percevoir l'assurance-chômage. Leur argent de poche ne se monte qu'à 3 francs par jour. On est loin de l'image de privilégiés que les requérants ont dans la population.

Faire baisser les tensions

On constate une recrudescence de la criminalité chez les jeunes Albanais. La société kosovare est essentiellement rurale, elle fonctionne encore souvent sur un mode clanique et patriarcal et la famille est un élément important. Les gens d'une région de Kosove se retrouvent souvent dans la même région en Suisse. Beaucoup de jeunes Kosovars ont de la famille en Suisse, un oncle par exemple. Mais l'administration les place souvent dans un autre canton que le restant de la famille et que les gens de leur région, laissant le jeune à lui-même, sans contrôle et en proie aux mauvaises influences. Selon Ueli, le regroupement familial ferait baisser la criminalité. Pour les centres de réfugiés Ueli préconise l'instauration dans chaque foyer d'un comité de sages de 5 ou 6 personnes chargées de régler les problèmes.

La Suisse collabore avec les Serbes

Malgré une situation de guerre, 5 à 12 personnes ont été expulsées de Suisse par jour jusqu'à ce que le Conseil Fédéral décide un moratoire autour du 11 juin 1998. Non contente de livrer les réfugiés à la police serbe venue les cueillir à Kloten, la Suisse paye 3'200 francs par personne au régime de Belgrade. Avec cette somme, de nombreuses écoles primaires pourraient par exemple être construites sur place.

Intervention?

Ueli Leuenberger ne pouvait intervenir lors d'une assemblée du GSsA sans évoquer la question de la guerre. Il soutient publiquement la résistance armée après 8 ans de lutte pacifique (v. GSsA n° 37). Rappelons que Milosevic a commencé son ascension au pouvoir dès 1988 en excitant le nationalisme des Serbes ultra-minoritaires de Kosove (10 % de la population) et que personne n'a bronché. En février et mars de cette année des massacres ont eu lieu qui n'ont pas provoqué davantage de réaction de la part de la communauté internationale.

Aujourd'hui, l'armée de libération (UÇK) compte 20 à 30'000 personnes et reçoit un appui grandissant de la part de la population, qui se détourne du dirigeant clandestin pacifiste Ibrahim Rugova, contraint par Washington à d'humiliantes négociations avec Milosevic. Face à une armée très puissante l'UÇK doit surtout se défendre. Les Kosovars réclament une intervention de l'OTAN mais se rendent bien compte qu'ils ne doivent compter que sur eux-mêmes.

La communauté internationale est en proie à des divergences. La Kosove ne dispose pas de pétrole. Comme pour la Bosnie, les Français et les Russes soutiennent les Serbes. Les Italiens ont de gros contrats en cours avec la Serbie et des sanctions économiques seraient catastrophiques. De plus, Milosevic sait très bien se positionner en victime.

Ce que l'OTAN risque de faire est de se positionner aux frontières albanaise et macédonienne, et de couper tout trafic d'armes destiné à renforcer l'UÇK. On parle déjà de snipers (franc-tireurs), de camps de détention, de destruction de villages, comme en Bosnie. Reste que le GSsA et les pacifistes risquent bien de ne pas devoir se poser le dilemme d'un soutien ou non à une opération de "pacification" internationale

Sébastien L'haire

1 Nous utilisons le nom albanais de Kosove, au lieu du terme serbe de Kosovo.