"Une Suisse sans armée" n°37, printemps 1998, pp. 16-17

Volontaires au Chiapas:

Voir et être vus

Dans le conflit entre armée mexicaine et mouvement zapatiste on ne demande pas des héros qui se lancent dans l'action, mais des observateurs auxquels on peut faire confiance, qui dans le moment crucial font ce que l'on peut raisonnablement attendre d'eux. Hans Hartmann a interviewé le volontaire suisse Jean-Daniel Fivaz qui était engagé au Chiapas entre novembre 1997 et janvier 1998 avec la CORSAM (Coordination suisse pour l'appui aux campements civils pour la paix au Chiapas/Mexique)*

Quelle était ta motivation pour ton engagement pacifiste au Chiapas?

J'avais entendu parler de la CORSAM pour la première fois dans la presse romande en avril 1997. Vu que je connaissais le Chiapas depuis des visites antérieures et parce que je m'intéresse aux questions humanitaires, en général, j'ai pris contact avec la CORSAM. Après une après-midi d'information et un cours de préparation l'automne passé, j'ai finalement décidé de m'engager dans ce projet.

Que fait-on dans un cours de préparation?

D'abord on est informé: sur l'histoire du Mexique et sur le contexte du conflit au Chiapas, sur les liens économiques et religieux et sur la stratégie du conflit «de basse intensité». En plus, nous avons exercé différents comportements avec des jeux de rôle. Par exemple: que faire quand l'armée, lors d'un barrage routier, moleste les gens avec lesquels on voyage? Nous avons appris que nous ne devrions pas intervenir directement, mais qu'il était tout à fait possible de demander des renseignements en cas de problèmes pour les autochtones.

Quelles sont les capacités les plus importantes dont les volontaires devraient disposer lors d'un tel engagement?

En premier lieu, il faut rester non-partisan, du moins extérieurement, même si l'on sympathise avec les civils indigènes. Dans des situations de conflit il faut surtout rester calme et se taire. Il faut pouvoir réagir aux besoins des communautés, mais il ne faudrait pas prendre soi-même des initiatives. Il ne s'agit pas de réaliser ses propres rêves. On demande aussi la capacité de fonctionner en équipe et d'être capable d'organiser de façon autonome sa vie quotidienne dans des conditions difficiles. Il ne faudrait pas s'imaginer le contact avec la population locale de façon trop romantique: on est tout de même dans une situation de guerre et on ne peut jamais exclure d'être mis sous écoute - même des enfants sont engagés pour cela. Il est dangereux de trop savoir, tant pour les autochtones que pour les volontaires. Même durant des périodes tranquilles il ne faut jamais oublier qu'on se trouve au milieu d'un conflit pour la vie et la mort, qui peut demander le maximum d'attention d'un moment à l'autre. Mais la chose la plus importante est simple: être présents, voir et être vus.

Cela a l'air plutôt modeste. Que peut apporter cette présence passive?

La présence d'observateurs internationaux libère un peu la population de la peur continuelle. Beaucoup de gens avaient dû fuir devant l'armée en février 1995 et ils ont passé des semaines ou des mois dans la jungle. Aujourd'hui l'armée est partout au Chiapas: il y a environ 70 campements militaires, la plupart à proximité immédiate des zones habitées. Les 26 camps pour la paix ont été installés aussi pour contrebalancer cette menace constante.

Que fait concrètement l'armée au Chiapas?

Une stratégie appliquée par l'armée est de diviser les communautés locales sous prétexte de l'aide sociale. Par hasard, à San Juan Chamula, à la frontière avec le Guatemala, j'ai moi-même assisté à une distribution de denrées alimentaires effectuée par des soldats arrivés sur quatre véhicules. La plupart des fois ils choisissent pour ces actions des villages fortement polarisés entre adhérants au PRI (le parti gouvernemental mexicain) et zapatistes. Évidemment seulement les «priistes» bénéficient de ces actions.

Donc c'est le gouvernement qui pousse à la division?

Oui, c'est une stratégie à large éventail. Elle commence par le gel des négociations de paix à haut niveau et elle se poursuit dans la vie de tous les jours avec les innombrables intimidations contre les opposants et l'achat des sympathies. Le régime peut s'appuyer sur un réseau étendu de potentats locaux qui sont organisés dans le PRI. Finalement il faut craindre que l'affaiblissement et l'intimidation systématiques de la population va préparer le terrain pour une solution militaire du conflit. Un autre élément de cette stratégie, c'est l'intimidation continuelle de la population dans son travail quotidien. Hélicoptères et avions, selon les Zapatistes aussi des Pilatus suisses, survolent à répétition les zones habitées en repassant dix, vingt fois à basse altitude. Des soldats menacent des paysans en pointant leurs armes sur eux, les interrogent sur les caches d'armes ou sur le lieu où se trouve le Sous-commandant Marcos, vident des sacs de café ou interdisent de prendre certains chemins. Il y a toujours des «alarmes-soldats» qui font rentrer les paysans à la maison. La plupart des fois il s'agit de provocations qui visent à affaiblir les bases d'existence de la population civile. Même une fausse alerte peut provoquer la perte de toute une journée de travail.

Est-ce que le massacre d'Acteal fait partie de cette stratégie d'intimidation? Il n'a pas été effectué par l'armée, mais par des paramilitaires. Qui sont ces gens?

Pour la plupart, ce sont des civils «normaux», qui se laissent recruter pour de l'argent et qui reçoivent un entraînement aux armes par des membres de l'armée ou de la police. Ces paramilitaires sont financés, organisés et contrôlés idéologiquement par le parti du gouvernement. Mais officiellement ils apparaissent comme force «indépendante». De fait, ils sont un des principaux instruments qui s'occupent de faire le «sale boulot» dans la guerre de basse intensité. Les assassinats, les enlèvements et autres violations des droits humains commis par les escadrons de la mort, restent impunis, parce que les responsables sont couverts politiquement. En tout cas, l'armée prend le massacre comme prétexte pour intensifier sa présence dans tout le Chiapas, même dans des régions qui étaient sous contrôle des Zapatistes. Par exemple la commune de Morelia fut occupée le 3 janvier par des soldats. Je suis arrivé au village le 7 janvier et la population se trouvait dans une situation très tendue. Il y avait tout le temps des alarmes. Le 8 janvier à midi, 8 camions de l'armée sont arrivés jusqu'à l'entrée du village avec 170 soldats ainsi qu'un véhicule de la police fédérale avec des civils armés et des hommes de différentes unités de police. Alors il est arrivé quelque chose que je n'oublierai jamais: environ 50 femmes avec beaucoup d'enfants sont accourus et ont commencé à taper contre les véhicules avec des bâtons et des pierres. Pour faire redescendre les soldats, la colonne se retira d'environ un kilomètre, mais les femmes, les enfants et nous internationalistes, la suivaient. Ce «jeu» s'est répété encore deux fois. A cause de la situation tendue une douzaine d'internationalistes étaient présents. Cela désécurisait visiblement les militaires. Une fois ils nous ont demandé de «calmer» les femmes et ensuite ils nous accusaient d'«inciter» les villageois à résister. On nous photographiait constamment. Nous n'avons pas réagi, jusqu'au départ définitif de la colonne.

Que se serait-il passé sans la présence de volontaires à Morelia?

Plus tard nous avons appris que le lendemain, la même colonne de l'armée avait occupé Diez de Mayo, une commune qui n'avait pas été très touchée par le conflit jusque là et où il n'y avait pas non plus de camps pour la paix. Après s'être assurés qu'il n'y avait pas d'étrangers, les militaires ont commencé à maltraîter la population et à simuler des exécutions. Cela montre l'importance de la présence continue des observateurs. Il n'y avait pas non plus de camps pour la paix à Acteal, où eût lieu le massacre. Cela va changer, il faut plus de camps pour la paix et plus d'observateurs internationaux bien préparés, pour empêcher que l'armée ne puisse poursuivre sa stratégie de provocation et de division.

Traduction Tobia Schnebli

* La prochaine séance d'information de la CORSAM sur les CCP aura lieu le 9 mai à Lausanne. Pour entrer en contact avec l'organisation, il suffit d'appeler le
021/626 35 64.