"Une Suisse sans armée" n°37, printemps 1998, p. 4-5

Rapport Brunner:

Le consensus ... flou

Annoncé comme une véritable révolution copernicienne de la pensée militaire suisse, le rapport de la commission Brunner brille plutôt par son inconsistance. Fait d'assertions aussi générales que génériques, il égrène tout au long de ses minces vingt-sept pages une série de «recommandations», lesquelles restent bien en deçà d'une réalité militaire qui, tant sur le terrain que dans les fondements idéologiques mis en place au cours des dernières années, préfigure déjà de manière bien plus précise quels seront les contours de l'armée et de la politique de «sécurité» de demain. Pourtant, le consensus flou réalisé autour du rapport satisfait parfaitement aux exigences qui ont présidé à la création de la commission Brunner il y a plus d'une année et demie.

Un projet de réconciliation

Sur le plan politique d'abord, le rapport Brunner marque la fin des turbulences traversées par le Département Militaire Fédéral depuis le milieu des années quatre-vingt en tout cas. En effet, pour la première fois depuis cette époque, il réunit autour d'un projet, aussi flou soit-il, les représentants d'un large éventail de forces politiques et de ce qu'on appelle génériquement la société civile. Il rompt ainsi avec la logique de confrontation qui avait présidé d'une part aux différentes attaques portées par le Parti Socialiste Suisse à l'institution militaire par le biais des initiatives pour le droit de référendum en matière de crédits militaires en un premier temps, pour la diminution de moitié du budget du DMF plus récemment. Il essaie également de rétablir un consensus autour d'une politique militaire mise à mal par les assauts répétés du GSsA contre l'existence même de l'armée grâce à la cooptation de celui qui fut jadis considéré comme le père spirituel du même GSsA, le conseiller national zurichois Andreas Gross. Et il finit, en isolant M. Blocher, le seul des membres de la commission à avoir refusé de contresigner le rapport, par marginaliser définitivement la couche d'officiers supérieurs traditionalistes qui, au début des années quatre-vingt-dix, avaient bruyamment contesté les projets de réforme de l'armée.

De ce fait, la publication du rapport, le soutien que lui ont apporté tous les membres de la commission, à l'exception de celui cité ci-dessus, sanctionnent la réussite du pari qu'était la création de la commission, véritable projet de large réconciliation autour du principe mis à mal de la défense nationale.

Vers une nouvelle légitimité

Partant, la publication du rapport devient une véritable relégitimation de l'institution militaire. Il l'est d'abord et surtout par le fait qu'il récolte l'adhésion d'un front large qui s'étend des franges les plus extrêmes de la droite libérale emmenées au sein de la commission par le Genevois Jacques-Simon Eggly, aux couches socialistes pacifistes en passant par des faire-valoir médiatiques tels l'astronaute Nicollier ou l'ancienne skieuse et actuelle journaliste de la TSR Thérèse Obrecht.

C'est d'ailleurs la nécessité de ce large consensus qui détermine le caractère flou des propositions avancées. En effet, plus qu'à justifier l'existence d'une armée, celles-ci semblent, à la première lecture du rapport, répondre à un besoin d'additionner les arguments des uns et des autres afin que chacun y trouve un peu son compte. Ainsi, partant du constat de la disparition de la menace, la seule qui pourrait éventuellement justifier l'existence d'une armée, les quarante-deux prétendus sages aboutissent à l'énumération de nombreuses occasions dans lesquelles une armée pourrait peut-être s'avérer utile, comme par exemple des «catastrophes naturelles et transfrontalières» ou encore le «terrorisme», le «crime organisé», la «prolifération des armes atomiques» ou, enfin, des «perturbations dans le domaine de l'informatique». Autant de situations donc qui demandent l'entretien d'une armée !

Une caution civile à ce qui est déjà

Cependant, l'énumération de ces «raisons d'exister» dont le ridicule saute aux yeux, cède vite le pas à une systématisation bien plus importante de ce qui existe déjà et qui préside à l'élaboration, en toute discrétion, du nouveau concept d'armée par l'appareil de ce qui s'appelait encore il y a peu DMF et par un cercle privé d'officiers présidé par l'ancien divisionnaire Däniker (junior). En effet, en centrant l'argumentation sur une nouvelle et nécessaire réduction des effectifs, sur la professionnalisation partielle de secteurs de la nouvelle armée et sur l'intégration progressive de l'armée suisse au dispositif de sécurité des pays industrialisés, le rapport apporte une véritable caution civile à ce qui est déjà en train de se faire au sein de l'appareil militaire. C'est ainsi que préconisant une «solidarité (de la Suisse) sur le terrain et non seulement de façon financière ou verbale», le rapport aboutit à recommander une application «souple et pragmatique de la neutralité» de manière à ce que, «en aucun cas» elle ne devienne «un obstacle à des engagements nécessaires pour notre sécurité». C'est, de fait, un satisfecit accordé «à la collaboration avec l'OTAN, dans le cadre du Partenariat pour la Paix et d'autres formes de coopération internationale».

La même remarque vaut d'ailleurs pour les tâches de police de l'armée à l'intérieur des frontières. En effet, tout en recommandant une certaine «prudence» en la matière, le rapport donne un vernis de respectabilité, émanant d'une illustre commission de civils, aux nouveaux corps de police de l'armée déjà existants et qui jusqu'ici ne pouvaient bénéficier que d'un support théorique quelque peu sommaire, élaboré, en des temps pas si éloignés, par le Conseil de direction de feu le DMF...

En fin de compte, consensus flou, puisque le rapport s'abstient de toute indication ou recommandation concrète. Le résultat de dix-huit mois de travaux est celui pour lequel la commission avait été créée: une caution «civile» de la continuité militaire.

Paolo Gilardi