"Une Suisse sans armée" n°37, printemps 1998, p. 6-8

Abolition de l'armée:

Mais pourquoi faudrait-il la garder?

Depuis 1989, l'armée ainsi que les concepts de défense ont bien changé en Suisse. Cette armée qui fut l'objet des débats de 1989 n'existe plus. Les effectifs ne cessent d'être réduits. Le droit à l'objection de conscience est bel et bien inscrit dans la Constitution. Et pendant que les dépenses militaires diminuent, la Suisse se tourne résolument vers une conception pour le moins européenne de la sécurité. Y a-t-il dès lors vraiment lieu de se lancer dans une nouvelle initiative abolitionniste, quitte à essuyer un cuisant échec en votation? Ces questions, parfaitement légitimes, sont posées; posées, elles l'ont été, y compris dans les rangs du Groupe pour une Suisse sans armée.

Bien qu'il n'ait jamais sous-estimé les résultats des votations, le GSsA n'a jamais fait sien le principe de juger de l'opportunité de lancer un débat à l'aune des hypothétiques réponses des urnes. Si tel avait été le critère, la première initiative pour l'abolition n'aurait jamais vu le jour: qui aurait en effet pu pronostiquer, en 1984, que, cinq ans plus tard, plus d'un million de suissesses et de suisses auraient approuvé l'idée de supprimer l'armée? Une fois levée cette objection, il est temps de se pencher sur les autres.

L'armée ... inapte au service

Que l'armée suisse ait changé, personne ne pourra le nier. Serait-elle dès lors devenue moins onéreuse pour la société? Moins dangereuse pour la population? Plus utile à la paix? Ou, au contraire, la mue subie au cours des huit dernières années l'aurait-elle transformée en un outil beaucoup plus performant et, partant, bien plus dangereux?

Posée de cette manière, la question peut paraître simpliste; elle permet néanmoins de mieux situer les termes du débat.

Conçue pour la guerre, entraînée pour le combat, toute armée a toujours été le moyen d'une politique, fût-elle celle des militaires. Tour à tour, elle a endossé les habits de l'instrument de conquête, de l'outil de dissuasion ou encore elle a fait office de moyen pour assurer le fonctionnement d'un certain type de société. Dès lors, son existence est à aborder en premier lieu sous l'angle de sa fonction et ensuite sous celui de son adéquation aux tâches qui lui sont fixées.

En Suisse, pendant une longue période, celle qui a suivi la fin de la deuxième guerre mondiale, l'existence de l'armée a systématiquement été justifiée par la nécessité d'assurer l'intégrité territoriale du pays et le fonctionnement des institutions démocratiques. Passons pour le moment sur le paradoxe qui prétend attribuer la défense de l'exercice de la démocratie à une structure qui, en son propre sein, bannit les principaux droits démocratiques puisqu'elle se fonde sur le principe de la discipline aveugle. Nous aurons l'occasions d'y revenir...

Quant au salut du pays, à son existence, et encore plus à la protection de la population, personne n'accorde plus depuis belle lurette une once de crédibilité à l'armée pour les garantir. Et si, dans les années quatre-vingt on entretenait encore cette fiction, bien que le Conseil fédéral et les banques, donnant la mesure de leur confiance en cette «garantie militaire», s'empressaient de signer des accords avec le Canada ou l'Irlande pour pouvoir s'y réfugier en cas de conflit, aujourd'hui, le discours a changé. Désormais frappé du sceau de l'officialité, le constat est clair: quand bien même des dangers d'agression devaient exister, l'armée ne serait en aucun cas le bon instrument pour y faire face!

Ce sont les conclusions auxquelles aboutissent les études stratégiques menées sur commande du département militaire fédéral depuis 1990; ce sont celles reprises par la commission Brunner; c'est ce que martèle inlassablement le Groupe pour une Suisse sans armée depuis quinze ans: face aux dangers de cette fin de siècle, l'armée, malgré ses coûts exorbitants (voir page 8), est parfaitement inutile: elle est inapte au service!

A constats qui convergent, propositions qui divergent

Pourtant, si les constats convergent, les perspectives divergent. Pour le Conseil fédéral et la majorité de l'establishement politique, ce n'est pas parce qu'elle n'est plus nécessaire que l'armée doit être supprimée. Pourquoi donc veulent-ils la garder?

Les raisons de cet acharnement du monde institutionnel à garder un outil dont la Suisse n'a pas besoin relèvent à la fois de critères économiques, politiques et sociaux. Sur le plan économique d'abord, l'existence d'une armée représente une donnée considérable en ce sens qu'elle garantit un marché fixe à l'industrie nationale. En effet, elle implique un certain nombre d'achats, et donc de commandes constantes par l'Etat au profit de l'économie privée.

Chantres du libéralisme économique, les tenants de l'armée ne sont nullement gênés lorsque, grâce à l'argent de la collectivité, les commandes militaires permettent d'assurer des débouchés fixes pour un certain nombre de secteurs industriels privés. En effet, l'existence de ce véritable marché protégé représente un seuil minimum garanti pour l'industrie des machines, le bâtiment, la chimie, l'hôtellerie ou encore pour l'industrie agro-alimentaire. Ainsi, les investissements publics qui pourraient non seulement créer des emplois mais surtout répondre aux besoins de la population en termes d'école, de politique des soins ou de protection de l'environnement sont détournés au profit de ces secteurs de l'économie privée qui fournissent services et marchandises à l'armée.

De plus, la politique d'achat d'armements à l'étranger demeure soumise à la règle dite des «montants compensatoires». Celle-ci implique que chaque fois que la Suisse conclut un contrat d'achat d'armements avec une société étrangère, elle exige, de la part du pays impliqué dans la transaction, des commandes en principe équivalentes pour l'industrie nationale. Cela a été le cas par exemple pour les commandes américaines lors de l'achat des avions de combat F/A-18 sans que cela se traduise forcément par la création d'emplois à long terme.

Le prix de la respectabilité

Sur le plan politique ensuite, l'existence d'une armée suisse, réduite et bien équipée, est appelée à devenir un atout nouveau par rapport à l'insertion de la Suisse dans le cadre international. La fin de la guerre froide ayant fortement réduit son rôle dans les rapports internationaux, les développements financiers internationaux ayant soumis la place bancaire suisse à une plus forte concurrence, le refus d'adhérer à l'Union Européenne l'ayant marginalisée vis-à-vis des grands centres de décision, la Suisse essaie aujourd'hui de retrouver une place digne de sa puissance économique par une disponibilité nouvelle en matière militaire, sans pour autant que personne, à l'étranger, lui en demande tant.

L'adhésion récente aux structures de partenariat pour la paix de l'OTAN est un premier pas déjà accompli dans ce sens. Même si l'accord reste relativement souple quant aux engagements, en ce sens que la Suisse demeure seule juge de sa participation, il implique une solidarité nouvelle politique et militaire. En effet, celle-ci ne s'orientera pas vers des structures politiques, (qui valent ce qu'elles valent, mais qui existent), telles que l'ONU ou l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), mais vers la seule organisation militaire existante, l'OTAN.

Ainsi, l'abandon du principe de neutralité, la réorganisation du type d'engagement de l'armée opérée au cours de ces dernières années et l'achat de nouveaux avions de combat s'inscrivent exactement dans cette logique. A l'heure de la marginalisation de la Suisse, au moment de la crise autour des avoirs en déshérence, la mise à disposition de contingents armés capables de participer à des opérations militaires internationales apparaît comme la contre-partie offerte par le pays pour que les banques et la grande industrie puissent être à nouveau présentes là où les décisions se prennent. Et tout cela se réalise aux frais des contribuables et au risque de véritables engagements armés impliquant des citoyens suisses.

De plus, une telle approche relève d'un positionnement à l'échelle internationale qui entérine l'actuelle organisation du monde: une organisation qui, par la libéralisation des marchés, alimente les foyers de tension et les déséquilibres entre pays riches et pays pauvres. Dans ce contexte, la logique militaire constitue le seul élément auquel ont recours les gouvernements pour à la fois circonscrire les conflits que leur politique provoque et pour assurer, de cas en cas, la défense des intérêts stratégiques de l'Occident auquel la Suisse officielle s'identifie pleinement.

A ce titre, refuser l'existence d'une armée ne s'oppose pas à la nécessaire solidarité par delà les frontières: bien au contraire, c'est la seule manière d'affirmer la nécessité d'une autre politique internationale basée sur des exigences de développement et de solidarité. Ceci est d'autant plus important que les engagements éventuels de la troupe lors d'opérations à caractère international, déjà ouvertement envisagés, pourraient porter sur des tâches de défense des frontières européennes non pas contre des divisions d'envahisseurs armés, mais contre les victimes de la faim, du sous-développement et des guerres qui sévissent dans le Sud de cette planète.

Lorsqu'on renoue avec la tradition...

Sur le plan social enfin, la doctrine militaire actuelle renoue avec la tradition ancienne de recours à la troupe pour garantir la stabilité sociale.

Aujourd'hui en Suisse, la véritable contre-réforme sociale en cours supprime les principaux acquis de la population en matière de droit au travail, à la formation et à la santé et de protection de la vieillesse. Parallèlement, des régions entières subissent les effets des délocalisations industrielles, provoquant de profonds drames sociaux. De même, la réorganisation mondiale du commerce alimentaire plonge le monde agricole dans une crise sans précédent. Ces choix économiques, l'application de cette politique auront forcément des effets sociaux, y compris en termes de résistance.

A l'instar de ce qui se passe dans d'autres pays, la Suisse aussi fourbit les instruments préventifs pour faire face à d'éventuelles explosions sociales. C'est dans ce cadre que la nouvelle systématisation de l'arsenal légal visant à réhabiliter le rôle répressif de l'armée devient fonctionnelle à la nouvelle politique en matière économique et sociale. Inscrites dans la Constitution et dans la Loi sur l'organisation militaire, les nouvelles tâches de police de l'armée ainsi que la formation de nouveaux bataillons professionnalisés spécialement prévus à cet effet représentent un danger pour la majorité de la population. En effet, elles offrent au gouvernement un outil coercitif de la première importance pour l'application de la politique d'austérité, à l'image des scénarios des exercices d'intervention armée contre les chômeurs ou les paysans en colère...

Autant de raisons pour l'abolir !

En conclusion, l'armée suisse n'a plus de véritables raisons militaires d'exister. C'est dans les retombées économiques assurées au patronat aux frais de la collectivité, dans la réinsertion de la Suisse au niveau des centres de décision internationaux (au prix d'opérations de guerre impliquant des citoyens de ce pays) et dans la mise à disposition des autorités des instruments pour imposer, en dernier recours, leur politique que les partisans de l'existence d'une armée lui trouvent des justifications. C'est aussi pour toutes ces raisons qu'il est nécessaire de l'abolir.

Paolo Gilardi