Une Suisse sans armée n° 36, hiver 1997, pp. 3-5

La fin d'un cycle:

Sur les cendres de 1989

L'annonce du lancement des nouvelles initiatives a été saluée dans une grande partie de la presse par des commentaires aussi acerbes que déplacés. L'un de ceux-ci revient particulièrement souvent: utile en 1989, le GSsA n'aurait plus aujourd'hui de raisons d'exister puisque son but, la désacralisation de l'armée, aurait été atteint. En réponse à cet argument, nous publions ci-dessous de larges extraits de la conclusion du livre «Sur les cendres de 1989», écrit par notre camarade Paolo Gilardi et à paraître en février (Editions d'en bas).

Rédaction

Aujourd'hui, à l'heure du lancement de nouvelles initiatives par le Groupe pour une Suisse sans armée, au moment où la commission Brunner s'apprête à rendre publiques les conclusions de ses travaux et où ce qui fut le Département Militaire Fédéral se cherche un nouveau nom, de premiers constats sont possibles.

Initiée de manière fort discrète au beau milieu des années quatre-vingt, hâtée par le succès de l'initiative abolitionniste de 1989, la grande mutation de l'armée en Suisse, loin d'être achevée, commence aujourd'hui à déployer toutes ses potentialités. Deux ans à peine après l'entrée en vigueur de Armée 95, cette réforme qui fut en son temps conçue comme une véritable innovation révolutionnaire est, de l'avis unanime, déjà largement dépassée. D'autres réformes, d'autres mesures sont d'ores et déjà à l'étude ou en voie d'élaboration pour un projet de nouvelle armée, l'armée 2001. Et si, officiellement, quarante sages sont appelés à réfléchir sur ces projets sous la houlette de l'ancien chef de la diplomatie suisse, M. Edouard Brunner, parallèlement, deux autres structures au moins s'affairent sur les mêmes projets: un cercle privé d'officiers de carrière et le conseil de direction de ce que l'on nommait encore jusqu'à récemment Département Militaire Fédéral.

Un débat devenu laïc

L'existence de ce débat, la multiplication des études, des travaux de commissions sont, en soi, déjà un pas en avant significatif pour la société toute entière. Ils le sont dans la mesure où ils expriment la véritable désacralisation du débat sur la défense en Suisse qui ne peut plus s'apparenter comme cela fut le cas jusqu'en 1989 à une guerre de religion. Ce débat laïc soustrait la question centrale de l'existence d'un peuple de sept millions d'individus, comme de sa participation active à la construction de l'avenir, aux dogmes imposés par une religion nationale qui ne devrait plus avoir cours. Cette véritable laïcisation des débats sur l'armée est aussi un peu l'oeuvre du GSsA qui avait repris à son compte les rêves d'immolation de la vache sacrée - l'armée - manifestés au début des années quatre-vingt par l'écrivain alémanique Roman Brodmann. L'immolation a bel et bien eu lieu. Mais ce qui naît des cendres de l'animal immolé n'est pas forcément ce que Brodmann voulait, et avec lui les dizaines de milliers de personnes qui militèrent activement pour l'abolition de l'armée.

Les conclusions auxquelles les différentes commissions vont aboutir ne nous sont pas encore connues. Comme ne le sont pas les formes que prendront les nouveaux projets d'armée que le lancement d'une nouvelle initiative pour l'abolition vient nécessairement brouiller. Cependant, c'est à la lumière de ce qui s'est produit, tant au niveau matériel que sur des plans plus idéologiques et institutionnels, que l'on peut, dès aujourd'hui, conclure à la victoire, au sein de l'establishement militaire, de la ligne réformiste et avec elle à la disparition de l'armée encore existante il y quelques années seulement.

Certes, un certain nombre de voix s'élèvent encore en faveur d'une armée de milice de l'ancien style, conçue comme dernier rempart de la souveraineté nationale. Elles émanent pour la plupart de ce qui reste de la contestation militaire. Mais, en règle générale, ces couches d'officiers qui s'étaient bruyamment manifestées entre 1992 et 1994 semblent être rentrées dans le rang. Elles ne sont plus en mesure aujourd'hui de contrer une évolution qui semble définitive. Le départ de l'état major général d'Arthur Liener, figure de proue de cette tendance et la mise à la retraite, dorée, de l'ancien secrétaire général du DMF, Hans Ulrich Ernst témoignent de cette perte de poids d'une coterie d'officiers supérieurs traditionalistes qui, jusqu'à récemment, disposaient d'une grande influence au sein du département. Il demeure néanmoins probable que, dans sa volonté de réformes, le gouvernement ne veuille pas trop brusquer les étapes afin de ne pas effaroucher ces composantes de la droite militariste et nationaliste. Cela est particulièrement vrai pour ce qui concerne la notion de milice dont l'abandon n'est pas encore à l'ordre du jour, bien que, dans les milieux réformateurs, on ne cache pas la tentation d'une profes-sionnalisation totale d'une petite armée dont les effectifs s'élèveraient à une dizaine de milliers d'hommes.

La défaite de ces couches traditionalistes est aussi une victoire pour la démocratie. Elle l'est parce qu'elle lève l'hypothèque du retour à l'armée de jadis, parce qu'elle libère les termes du débat. En effet, la suppression de cette hypothèque rend de nouveau possible la discussion ouverte, sans la peur, tant invoquée, «de faire le jeu des conservateurs» tant invoquée, y compris dans les milieux pacifistes, pour rallier des majorités derrière le Conseil Fédéral. C'est en ce sens que la démocratie ressort renforcée, dans la mesure où les véritables débats sur l'armée pourront à nouveau avoir lieu.

Et si les habits que la nouvelle armée sera appelée à endosser ne nous sont pas encore connus, si les temps prévus pour que la mutation s'achève restent soumis à des variables d'ordre principalement politique, un constat s'impose. Que ce soit sur le plan idéologique, juridique, institutionnel ou encore matériel, les prémisses de l'existence de l'armée nouvelle sont d'ores et déjà réalisées.

Au service d'une politique

Sur le plan idéologique d'abord, l'abandon de fait du principe de la neutralité ouvre toute grande la porte à une conception nouvelle qui préconise l'insertion de la Suisse dans un système de sécurité collective, celui du monde occidental. Dès lors, l'existence de l'armée n'est plus finalisée à une illusoire défense du territoire, elle devient l'un des principaux moyens de la réinsertion de la Suisse dans le nouvel ordre mondial. Elle se transforme de fait en contrepartie offerte par la Suisse en échange d'une participation accrue aux instances décisionnelles internationales. En d'autres termes, c'est par l'intégration de bataillons suisses à des «missions de police» à portée internationale que la Suisse essaye aujourd'hui d'occuper à nouveau la place que la fin de la guerre froide est aujourd'hui la contoverse sur les avoirs nazis lui ont fait perdre, fût-ce au prix d'une participation de fait de nos enfants à des actions de guerre.

Cet abandon du principe de neutralité, qui devient, aux yeux du secrétaire général de l'OTAN, une «simple question de sémantique», se double par ailleurs d'une dimension institutionnelle, celle représentée par l'adhésion aux structures de partenariat «pour la paix» de l'Organisation du Traité Atlantique. Aboutissement de la logique de la sécurité collective, cette adhésion impose à son tour deux conséquences importantes, l'une se manifestant en termes politiques et l'autre sur le terrain militaire.

Si d'un point de vue politique elle appelle à une solidarité de fait, non pas avec l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, l'OSCE, mais avec l'OTAN. Elle demande en termes militaires une disponibilité nouvelle de la Suisse pour participer aux efforts de l'organisation. Très probablement, compte tenu des traditions, de telles «expéditions» vont encore rencontrer des réticences majeures dans la population. C'est pourquoi il est probable qu'elles prendront, dans un premier temps en tout cas, la forme de mise en commun avec d'autres armées de tâches d'ordre civil ou de protection des frontières européennes face à l'afflux d'une nouvelle immigration (celle des déshérités chassés par les «bienfaits» de la mondialisation). Il n'empêche que, dans un avenir pas si éloigné, la participation de la Suisse à l'effort commun pourrait prendre la forme de véritables engagements armés aux côtés d'autres troupes de l'OTAN.

L'hypothèse est d'autant plus plausible que cette nouvelle armée qui se met en place de fait en dehors des grandes réflexions qui sont celles des différentes commissions d'étude, dispose, maintenant déjà, d'une partie de l'arsenal et de l'infrastructure nécessaires à de telles missions. En effet, tant les nouveaux avions de combat que les nouvelles brigades mobiles qui ont remplacé depuis 1995 les anciennes unités territoriales représentent autant d'atouts pour la participation, aussi réduite soit-elle, à des opérations militaires en dehors des frontières comme aurait pu l'être récemment la tant vantée opération Alba, menée par les Européens en Albanie.

Enfin, sur le plan intérieur, l'outil militaire de demain dispose déjà des compétences légales et des moyens matériels pour répondre à celle qui de tout temps fut l'une des tâches fondamentales de l'armée, le maintien de l'ordre interieur. A ce niveau également, le passage de la théorie à l'acte pourra prendre un certain temps, celui dicté par l'évolution des mentalités et les aléas de la politique. Il n'empêche que tant l'inscription dans la loi des nouvelles tâches de police de l'armée que la création d'un corps semi-professionnel spécialement équipé et entraîné à cet effet, définissent clairement le cadre d'utilisation de l'armée de demain.

Un monstre d'un genre nouveau

Ainsi, en un peu plus de dix ans, c'est une véritable révolution culturelle qui a eu lieu non seulement au sein du Département Militaire Fédéral et dans l'establishement politique mais aussi au niveau des mentalités suisses. Cepenant les deux mondes ne coïncident pas forcément. Sur le plan politique, la modification est de taille. En effet, jusqu'à il y a quelques années seulement, la politique militaire relevait des habitudes et des traditions et échappait complètement au contrôle politique. En règle générale, le passage au Département Militaire Fédéral était considéré, par les ministres en place et pour autant qu'ils soient animés de quelques ambitions d'ordre politique, comme une sorte de purgatoire. En effet, véritable chasse gardée de quelques grands cercles de l'industrie et de la finance, l'armée de l'époque pouvait continuer à compter sur des budgets substantiels sans se soucier de son utilité éventuelle et encore moins de son inscription dans une logique quelconque. Cette armée là est depuis quelques années en passe d'être remplacée par une autre structure beaucoup plus subordonnée au pouvoir politique et qui pourrait devenir l'outil d'une politique.

Sur l'autre versant, au niveau de la population et de l'évolution des mentalités, c'est la disparition de la menace classique qui a agi, tout au long de ces années, en toile de fond, comme élément déterminant du changement d'attitude face à la défense nationale. Aujourd'hui, si l'on en croit les sondages, une majorité de Suisses constate l'inutilité de l'armée. Et alors qu'en 1989, 64% des votants estimaient une armée nécessaire, ils ne seraient plus que 36% à le penser aujourd'hui, à savoir le même pourcentage de votants qui, il y a huit ans, voulaient l'abolir.

Ici aussi, le changement est de taille. Et s'il prouve que le GSsA avait raison, en 1984 déjà, de poser le problème de la manière dont il l'a fait, il fonde également la nécessité de donner aujourd'hui à cette évolution des mentalités les outils pour empêcher que du sacrifice de la vache sacrée, des cendres de 1989, ne naisse un autre monstre, moins gras, mais beaucoup plus musclé.

Paolo Gilardi, août-décembre 1997