Une Suisse sans armée n° 35, automne 1997, pp. 15-16

Turquie - Kurdistan:

L'Axe Bonn - Istanbul sabote le Train pour la Paix

Dans le cadre de l'«Appel de Hanovre» des personnalités de plusieurs pays européens, sensibles à la question kurde, décident d'organiser un Train pour la Paix. Le but: se rendre dans le Kurdistan pour la fête de la Culture et de la Paix à Diyarbakir, fête qui devait rassembler des dizaines de milliers de Kurdes et de Turcs, désireux de manifester leur droit à l'existence et à leur autonomie culturelle. Nous savons aujourd'hui qu'environ 700 bus prévus pour amener les Kurdes à Diyarbakir n'ont jamais pu atteindre leur destination!

Fin août 1997, la délégation Suisse, forte de 13 personnes, a participé à l'opération Train pour la Paix. (Bruxelles - Diyarbakir). Y figuraient notamment Stéphanie Reusse (étudiante), Elisabeth Reusse-Decrey, Fabienne Blanc-Kuhn, Luc Gilly (députéEs genevois-es) et Florian Rochat (directeur du CETIM).

Buts du voyage

Nous voulions d'abord sensibiliser l'Europe et dénoncer le génocide perpétré au Kurdistan par la dictature turque depuis une quinzaine d'années. Nous voulions aussi attirer l'attention internationale sur la responsabilité des États européens pour que ceux-ci exercent enfin une pression sur le gouvernement turc. Celui-ci souhaite entrer, ne l'oublions pas, dans l'Union Européenne. Cette entrée tarde à se faire, précisément parce que la Turquie ne respecte pas les droits de l'Homme au Kurdistan et à l'égard du peuple turc. Il s'agissait donc d'attirer l'attention d'une manière pacifique sur la lutte de ces peuples et donner à ce Train pour la paix une grande résonance symbolique. Il fallait tenter de promouvoir des négociations réelles pour résoudre le problème kurde et pour que cessent les graves violations des droits de l'Homme perpétrées par le gouvernement turc. Durant ce voyage, nous devions dénoncer le laxisme coupable et le silence des Etats européens.

Le train reste en gare à Bruxelles

Trois jours avant le départ, alors que les contrats avec les autorités ferroviaires étaient signés, le gouvernement allemand, sous un prétexte fallacieux (les participant-e-s à cette opération seraient tous des terroristes manipulés par le PKK) a emboîté le pas du gouvernement turc et interdit d'une manière abrupte le passage de ce train et de ses 500 passagers sur territoire allemand.

En cautionnant ainsi la décision turque, l'Allemagne faisait allégeance à la dictature turque et donnait la priorité à la défense de ses énormes intérêts économiques, quitte à renier l'aspect politique et éthique de son engagement. Une attitude absolument scandaleuse! Cette décision politique, antidémocratique est lourde de conséquences.

Mais il en fallait plus pour que 190 militant-e-s d'une dizaine de pays européens (dont monseigneur Gaillot et quatre représentants de l'ANC sud-africaine) renoncent à leur périple politique, même s'il a fallu finalement prendre l'avion pour Istanbul et le bus pour continuer le voyage vers la ville de Diyarbakir, distante de 1500 km.

En Turquie ...

Arrivés à Istanbul, nous avons subi le dénigrement de la presse turque, le contrôle d'une police omniprésente et la montée de la tension. En revanche, l'accueil chaleureux et plein d'espoir à la sortie d'Istanbul par environ 4000 de manifestant-e-s, encerclés toutefois par une police surarmée, nous a impressionné.

Puis l'attitude paradoxale de la police: «Oui, allez-y, on ne vous fera rien, on vous protégera» et en même temps combien de bâtons dans les roues! Tout le trajet des sept bus (des amis kurdes et turcs nous avaient rejoints à Istanbul) d'une durée de 57 heures a été émaillé d'incidents plus ou moins graves contre les participants et contre les gens qui nous saluaient dans les localités et au bord de la route. Des violences ont été exercées et des coups de feu tirés en l'air pour disperser la population qui osait manifester sa sympathie.

Plus nous nous rapprochions de Diyarbakir plus la répression s'accentuait. A Urfa, on constatait que l'ensemble de la ville était quadrillé par l'armée. C'est là que le gouverneur de la région nous a intimé l'ordre de ne pas nous rendre à Diyarbakir. «Vous pouvez aller où vous voulez, mais pas là.» On nous a donc laissé repartir.

Puis, nouveau blocage de l'armée, mais cette fois les gueules des mitraillettes étaient dirigées contre nous et on armait les armes devant nous.

Terminus face aux blindés

Plus loin à environ 120 km de Diyarbakir nouvelle halte forcée et.... fin du voyage vers le Kurdistan.

Sous le ballet menaçant des hélicoptères, des blindés - canons dirigés contre les bus - bloquaient la route. Une quantité impressionnante de soldats cernait les bus, se trouvaient au bord des champs avoisinants ou en réserves dans les parages. Plus de possibilité de négocier quoi que ce soit: qu'allait-il advenir de nos amis kurdes si nous persistions dans notre opposition aux ordres donnés? Il fut sans doute sage d'obtempérer. Dommage que les peuples kurde et turc ne puissent se prononcer sur la raison d'être de l'armée...

Par conséquent: retour forcé et immédiat en direction d'Istanbul, encadrés par des véhicules de la police et de l'armée. Des présences sympathisantes à notre égard étaient brutalement réprimées à coups de crosses de fusils.

Notre tentative de passer par Ankara au retour pour informer les ambassadeurs de nos pays a été bloquée par un impressionant dispositif policier sur l'autoroute. Enième et dernier sit-in ...

Arrestations ...

A Istanbul, le convoi a été bloqué, 15 Kurdes et Turcs ont été arrêtés selon des listes préétablies et trois étrangers (dont deux syndicalistes suisses) également, pour avoir voulu empêcher l'arrestation d'un camarade kurde.

Passage à tabac immédiat des gens arrêtés. Pour les autres: interdiction de sortir des bus et tentative désespérée des participants d'en sortir par la force pour assister ceux qu'on tabassait.

A Istanbul, assignation dans un hôtel où la répression s'est accentué. Nous avons essayé de savoir qui avait été arrêté et de prendre contact avec nos autorités consulaires, avec un avocat et avec un représentant de la police, dans le but de rendre visite aux personnes arrêtées et d'exiger leur libération, laquelle s'est effectuée 48 heures plus tard.

Dernière épreuve de force: la conférence de presse organisée dans l'hôtel n'a pu se tenir. Les policiers en grand nombre en interdisaient l'accès au médias, avant d'attaquer le bâtiment et d'arrêter 20 participant-e-s avec une extrême brutalité, épisode que l'on a pu voir partiellement à la TV suisse.

Toutes les personnes arrêtées sont désormais libres, mais qu'adviendra-t-il de nos ami-e-s kurdes et turcs après notre départ? Arrestations, disparitions et torture sont des menaces quotidiennes pour elles.

Conclusion provisoire

Le Train de la paix a fait peur à la dictature turque qui a dévoilé son véritable visage, sa faiblesse aussi, en mobilisant des forces militaires et policières considérables pour empêcher ... un voyage pacifique vers le Kurdistan.

Il s'agira désormais d'utiliser cet événement pour tenter de réaliser - à la lumière du sabotage de ce voyage - les buts que nous nous étions fixés avant notre départ: les Etats européens qui ferment les yeux aujourd'hui, voire qui sont complices du régime turc, doivent être contraints à exercer une pression politique décisive sur celui-ci, pour obtenir la libération du Kurdistan, pour le respect des droits élémentaires des citoyen-ne-s et pour que cesse enfin cette sale guerre.

L'attitude scandaleuse de l'Allemagne, en particulier dans le blocage du train et sur ses exportations d'armes, doit être et sera dénoncée, notamment au Parlement européen.

La délégation suisse va prochainement être reçue par les Conseillers fédéraux Cotti et Delamuraz. Toutes les délégations européennes se retrouveront début 1998 pour faire le point et préparer de nouvelles actions.

Luc Gilly