Une Suisse sans armée n° 34, été 1997, pp. 8-11

Or des Nazis, fonds juifs, la Suisse et le Reich:

Le barrage du mensonge commence à céder, et cela provoque des vagues! Pendant plus d'un demi-siecle nos livres d'histoire renfermaient autant de mensonges que d'omissions ou de demi-vérités à propos des relations entre la Suisse et les régimes fascistes et nazis. Le mythe d'une Suisse isolée devant faire face à un environnement hostile vole en éclat depuis que de salutaires coups de boutoirs pleuvent des Etats-Unis.

En 1989, le Conseiller fédéral Kaspar Villiger signait une plaquette commémorant la fabrique familiale de cigares. Il omettait d'avouer les riches relations économiques que l'entreprise familiale entretenait avec les nazis. Pire, Villiger déclarait que les affaires avec le Reich avaient progressivement cessé ... alors que son père achetait du tabac spolié par les nazis hollandais!

La "science" académique helvétique, que l'écrivain Niklaus Meienberg jugeait frappée du "syndrome de la justification", doit réexaminer ses ouvrages. Elle tombe de haut: l'Université de Lausanne décernait en 1937 le titre de docteur honoris causa à Mussolini pour "avoir conçu et réalisé dans sa patrie une organisation sociale qui a enrichi la science sociologique et qui laissera dans l'histoire une trace profonde. C'est voici que les dépositaires de la "science" universitaire doivent revenir en arrière. Le chemin sera long!

Daniel Künzi

L'exigence de vérité

Sous ce titre, le 6 mars 1997, le GSsA organisait à Genève une conférence-débat à laquelle ont participé le Conseiller national Nils de Dardel (PS-GE) et l'historien Sébastien Guex. Le texte qui suit est une transcription de la conférence orale donnée par Sébastien Guex, de ce fait il contient parfois des formulations abruptes ou peu conformes aux règles historiographiques. Les sous-titres sont de la rédaction (Réd.).

Conférence de Sébastien Guex

Les amants de la vérité

Avant d'aborder le question des relations entre la Suisse et le troisième Reich, quelques précisions préliminaires s'imposent. Dans le débat actuel, il y a une immense hypocrisie: depuis une année, les milieux dirigeants suisses, (Conseil Fédéral, les banquiers, le Président d'Alusuisse, C. Blocher dans son discours suite à l'annonce de la création de la Fondation de solidarité) répètent sur tous les tons que nous devons établir la vérité historique. A les croire, tous ces gens seraient devenus des amoureux de la vérité et de l'histoire critique.

Pour juger de leur sincérité, j'aimerais rappeler une ou deux choses. Il y a une quinzaine d'années, au début des années 80, est paru la «Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses» qui remettait en question un certain nombre de dogmes sur l'histoire suisse pendant la période nazie: son auteur, H. U. Jost a été attaqué et stigmatisé à la Télévision par G. A. Chevallaz ainsi que par P. Languetin, vice-président de la BNS, qui lui ont reproché de ne rien comprendre à l'histoire, d'avoir une vision purement idéologique, etc.

En 1984, le Directeur des Archives fédérales, Oscar Gauye, un homme assez proche des milieux conservateurs, a fait paraître un long article sur le célèbre discours du Rütli du Général Guisan, montrant les sympathies de Guisan pour de nombreux aspects du fascisme, montrant un Guisan se posant la question de l'interdiction des partis en Suisse et l'instauration d'un régime corporatiste. La réaction a été spectaculaire, en témoignent quelques extraits d'un article paru dans Service Libre d'information, l'organe officiel du Parti radical suisse:

Le «Directeur des archives fédérales a (...) attenté à la mémoire collective du peuple suisse. Il a touché à une figure qui est entrée à la fois dans l'Histoire et dans la légende de notre pays, celle du Général Henri Guisan. (...) En touchant à la personne et à l'oeuvre du Général (...) (il) a touché à quelque chose de sacré. L'histoire de la mobilisation 1939-1945, toute dominée par la personnalité de Guisan, est écrite. Elle n'est pas à retoucher...». Et l'article se terminait par ces phrases: «Ce que notre pays doit à Guisan, à son armée, (...) est proprement indicible. C'est immense. C'est sacré. Alors, n'y touchez pas, Monsieur Gauye».

L'histoire suisse est écrite, elle n'est pas à retoucher. C'est pratiquement par ces mots que se termine le discours que Blocher a tenu il y a quelques jours à Zurich. On voit bien qu'il y a une continuité, une longue tradition dans l'attitude de l'establishment helvétique, une tradition qui consiste à présenter une histoire officielle «propre en ordre» et à entraver toute démarche historique critique.

Deux autres exemples le confirment:

En 1953, avec la publication des Documents Diplomatiques allemands sur la période 1918-1945 on découvre que les autorités suisses ont joué un rôle moteur dans l'introduction du célèbre «J» dans les passeports des juifs allemands et autrichiens. Suite à ces révélations, le Conseil fédéral charge le Professeur de droit bâlois, Karl Ludwig, d'élaborer un rapport sur la politique d'asile suisse entre 1933 et 1945. Ce rapport, terminé en 1957, est honnête et ne cherche pas à noyer le poisson. Résultat: loin de le publier, le Conseil fédéral ne l'a fait distribuer qu'aux seuls membres de l'Assemblée fédérale.

1961: un anglais, Jon Kimche, publie un livre «Spying for Peace» qui montre certaines formes de compromission de la Suisse officielle avec l'Allemagne nazie. Cette publication suscite un certain débat en Suisse. L'idée est lancée d'ouvrir et même de publier les archives de la Confédération afin que chacun puisse y avoir accès et se faire une idée. Mais cette proposition est absolument rejetée par le gouvernement. Le Conseiller Fédéral Wahlen (membre du Parti des Agrariens et des Bourgeois, l'ancêtre de l'UDC) déclare à cette occasion (1965): «Ouvrir les archives, même aux historiens les plus sérieux, je crois que c'est simplement impossible». Cette citation a l'avantage de montrer, et c'est une autre longue tradition que l'on retrouve jusqu'à aujourd'hui, que pour les milieux au pouvoir, il y a deux catégories d'historiens: les sérieux et les autres.

Quelle Suisse a soutenu le Reich?

Par rapport aux critiques qui sont adressées à la politique de la Suisse officielle vis-à-vis de l'Allemagne nazie, la ligne de défense essentielle des milieux dirigeants - de ce point de vue les discours de Koller et de Blocher se recouvrent parfaitement - consiste à dire, et depuis longtemps, qu'il s'agit d'erreurs, d'égarements qui ont été le fait de quelques individus isolés, de quelques brebis égarées. Bref, on banalise, on minimise et on personnalise. (Blocher: «Même si le comportement de quelques personnes a été douteux et adaptationniste, la Suisse de l'époque mérite globalement le respect, l'estime et l'admiration pour sa politique»). Cette thèse ne correspond pas à la réalité historique. Ce ne sont pas quelques personnes isolées, mais de très larges secteurs des milieux dirigeants et de l'élite industrielle et bancaire qui ont considéré le fascisme et le nazisme avec sympathie, pour ne pas dire plus.

En revanche, la majorité de la population, en particulier les salariés, était tout à fait hostile au fascisme et au nazisme. Le discours tenu depuis la fin de la guerre et qui consiste à mettre toute la génération de la mob dans le même bateau et à la rendre collectivement responsable du comportement des autorités suisses est ignoble: la salariée et le salarié suisses n'étaient pas responsables de la politique menée par les milieux dirigeants suisses. Que savait la ménagère ou l'ouvrier suisse des immenses crédits accordés à l'Allemagne nazie? Que savaient-ils/elles des énormes achats d'or nazi?

Lorsqu'un médecin suisse qui avait participé à une mission médicale suisse d'aide à la Wehrmacht sur le front de l'est, encouragée en partie par le Conseil fédéral, a voulu témoigner à son retour des atrocités, des massacres de masse commis par les nazis en Russie, on lui a tout simplement interdit de prendre la parole. Le discours du «tous dans le même bateau» remplit une fonction politique précise: il vise à culpabiliser la génération de la mob et à la souder derrière les élites dans une vision mythique de la Suisse, et dans un réflexe de rejet de toute critique adressée aussi bien à la politique helvétique de l'époque qu'à celle d'aujourd'hui.

Dans ce contexte, il est toutefois extrêmement important de ne pas confondre deux aspects des choses. Le fait que ces milieux ait éprouvé beaucoup de sympathie pour le fascisme et le nazisme, aient collaboré sans problème avec Hitler et Mussolini, qu'ils étaient favorables à la limitation ou même à la suppression de la démocratie ne signifie pas qu'ils étaient prêts à renoncer à la souveraineté de la Suisse, au contrôle de l'industrie, des banques, des grandes options politiques, bref à disparaître en tant que classe indépendante, même associée en tant que «Junior Partner» à la bourgeoisie allemande. Après tout, derrière Franco, la classe dirigeante espagnole également, pourtant beaucoup moins puissante que la classe dirigeante suisse, bien que sauvée par Hitler et en harmonie politique presque complète avec lui, n'a pas renoncé à son indépendance. Elle n'est pas entrée en guerre au côté du Reich.

Sans refaire toute l'histoire des relations politiques et économiques entre la Suisse et l'Allemagne nazie, je mentionnerai quelques éléments qui permettront peut-être de mieux comprendre et de mieux se situer dans les débats actuels.

La sympathie de larges pans de l'élite politique et économique suisse pour le nazisme est ancienne, bien antérieure à l'arrivée de Hitler au pouvoir. En août 1923 Hitler est invité à Zurich dans la maison de la famille Wille, le général de la première guerre mondiale. Il donne une conférence devant un parterre d'industriels, dont le baron du textile A. Schwarzenbach. Le discours du futur putschiste de Munich (novembre 1923) ouvre les portefeuilles de ces milieux: il reçoit des dons très élevés, environ 50'000 francs de l'époque, soit plusieurs centaines de milliers de francs de nos jours.

Dix ans plus tard, l'arrivée de Hitler au pouvoir est saluée avec satisfaction par la droite helvétique. On voit en lui l'homme qui élimine enfin le spectre qui hante ces milieux: le danger socialiste.

A ce propos, j'aimerais détruire l'un des mythes les plus tenaces de l'histoire helvétique, celui de l'origine du secret bancaire. Depuis des dizaines d'années, on prétend que secret bancaire a été introduit en 1934 sur initiative des milieux bancaires suisses pour protéger les fonds des Juifs persécutés par le régime nazi. C'est une légende. Au début des années trente, d'immenses montants de capitaux français viennent se réfugier dans les banques suisses pour des raisons fiscales. A la suite de cette fuite de capitaux, le Gouvernement français entreprend des démarches musclées pour identifier les propriétaires de ces capitaux et les poursuivre. Du côté suisse, grâce au secret bancaire, il s'agissait donc en fait de protéger les fraudeurs français des poursuites du fisc français.

En 1938, lors de l'Anschluss de l'Autriche au Reich, le Conseiller fédéral Motta (PDC) envoie une lettre de félicitations à Hitler pour la manière «élégante» avec laquelle il a résolu la question autrichienne. Au même moment, entre autres suite à l'intervention d'un secteur très puissant de l'économie suisse, l'industrie du tourisme, les autorités suisses font introduire le tristement fameux «J» dans les passeports des ressortissants juifs du Reich.

Une économie au service de l'Allemagne nazie

Venons-en à la guerre, et établissons un bilan des échanges économiques avec l'Allemagne nazie.

  1. Les services que l'appareil productif suisse a rendu à l'Allemagne sur le plan industriel sont connus:
  2. Les axes ferroviaires, gardés par l'armée et à l'abri des bombardements alliés: environ 1'500 wagons allemands par jour traversaient les tunnels alpins.
  3. Les services financiers: je vais insister sur ce point car c'est le principal service que la Suisse a rendu à l'Allemagne et l'affaire est difficile à comprendre pour un néophyte.

En tout, les autorités suisses et les milieux bancaires ont rendu des services financiers à l'Allemagne nazie pour un montant total de près de 3 milliards de francs de l'époque (env. 80 milliards d'aujourd'hui). Il s'agit ici seulement des services rendus par les pouvoirs publics (Conseil Fédéral et Banque Nationale Suisse). Dans ce montant ne sont donc pas inclus les services des banques, sociétés d'assurances, sociétés financières, multinationales et industries, dont on ne sait pas grand chose.

La première forme de service rendu étaient les crédits. La Confédération à accordé un crédit de 1,1 milliard de francs à l'Allemagne nazie, crédit qui servait en large partie à acheter des produits stratégiques suisses.

La deuxième forme de service financier était encore plus importante, et c'est là qu'on entre dans la question de l'or nazi.

A partir de de l'attaque de juin 1941 contre l'URSS, le Reich se trouve dans une situation très difficile du point de vue économique, notamment parce qu'il manque de certaines matières premières absolument indispensables à son effort de guerre:

Le problème pour les allemands, était que ces pays refusaient d'être payés en Reichsmark. Au début de la guerre ils acceptaient encore l'or allemand, mais à partir de 1942, ils refusaient de plus en plus l'or allemand, n'acceptant que la seule devise internationale encore librement convertible sur les marchés: le franc suisse.

C'est là que la BNS a rendu un service vital pour l'Allemagne nazie: elle a accepté d'échanger pour 1,2 milliard d'or Allemand contre des francs suisses que l'Allemagne nazie pouvait ensuite utiliser pour payer ses importations de pétrole roumain ou de métaux non ferreux portugais et espagnols.

En 1943, le Ministre Allemagne de l'économie et Président de la Reichsbank écrivait que sans ce service financier de la BNS, le Reich verrait son effort de guerre mis en danger au bout de deux mois.

A cela, il est souvent répondu que les autorités suisses étaient obligées de rendre tous ces services en raison de la menace militaire que l'Allemagne nazie faisait planer sur la Suisse.

Admettons, ce qui est loin d'être prouvé, que la menace militaire Allemande était gravissime durant les premières années de la guerre, notamment en 1940, et que les milieux officiels étaient obligés de faire des concessions pour empêcher une invasion allemande et préserver la Suisse de la guerre. Le problème de cette argumentation, c'est que l'essentiel des achats d'or nazi par la BNS ont eu lieu à partir de 1942 et surtout 1943. Plus de la moitié de l'or allemand a été acheté entre 1943 et 1945. Est-ce qu'après Stalingrad (début février 1943), puis le débarquement allié en Italie et l'effondrement du fascisme italien (juillet 1943), les autorités suisses n'avaient pas une marge de manoeuvre? Etaient-elles obligées d'acheter d'aussi grandes quantités d'or? Etaient-elles vraiment obligées d'acheter encore de l'or nazi en avril 1945, quelques jours avant l'effondrement du Reich?

Pourquoi et en quoi parle-t-on d'or volé par les Nazis? L'Allemagne nazie ne disposait au début de la guerre que de réserves très faibles d'or. Elle s'est donc lancée dans une véritable chasse au métal précieux, c'est-à-dire qu'elle s'est tout simplement emparée, lorsqu'elle l'a pu, des réserves d'or des pays vaincus: avant tout la Belgique et la Hollande, mais évidemment aussi l'or des victimes de camps d'extermination.

C'est donc en large partie de l'or pillé que la BNS a acheté aux Nazis. Mais attention: il y a pillage et pillage. Selon le droit international de l'époque, (Conventions de la Haye de 1907), un Etat vainqueur a le droit de s'emparer des biens d'un Etat vaincu. Du point de vue juridique, ce n'est pas considéré comme du vol. Seul le vol de biens appartenant à des privés est considéré comme du vol. Les dirigeants de la BNS ne se sont pas préoccupés de leurs achats d'or à la Reichsbank tant qu'il s'agissait d'or volé dans les faits mais pas juridiquement et tant que l'Allemagne gagnait la guerre. Ils ont commencé à se préoccuper de ses achats lorsque la situation militaire a commencé à changer, qu'il n'était plus sûr que l'Allemagne allait gagner la guerre. Pourquoi? Parce qu'à partir de ce moment-là, les dirigeants de la BNS savaient qu'ils seraient obligés de restituer l'or après la guerre si les Alliés en sortaient vainqueurs. C'est donc uniquement en raison de ce risque et non pas pour des raisons politiques ou morales que les dirigeants de la BNS ont commencé à se préoccuper des achats d'or nazi.

Quelle fut la réaction des dirigeants de la BNS? En juin 1942, ils envisagent tout simplement de refondre les lingots volés par les Nazis, c'est-à-dire de faire exactement ce que les Nazis faisaient avec l'or qu'ils avaient volé, de façon à rendre impossible l'identification de la provenance de cet or !!!

Banques suisses et fonds juifs

J'aimerais terminer par un mot sur les fonds en déshérence, c'est-à-dire sur les dits fonds juifs.

Il faut souligner à ce propos que la question de la restitution aux survivants des camps d'extermination, ou aux héritiers des victimes de ces camps, des avoirs confiés aux banques suisses a été, après la guerre, le dernier des soucis des banquiers suisses. Ce n'était pas non plus une préoccupation importante des autorités alliées. A cet égard, on peut illustrer cette attitude par trois exemples:

  1. Lors des discussions avec les Alliés qui débouchent sur l'Accord de Washington, qui ont duré plus que deux mois (mars-mai 1946), cette question a été à peine abordée.

  2. En août 1947, lorsque les autorités américaines demandent aux autorités suisses de faire une enquête sur les avoirs en déshérence, le Conseil Fédéral convoque une réunion avec l'Association Suisse des Banquiers; le Secrétaire de l'ASB déclare à cette occasion: «Je ne vois pas de raison de se mettre à genoux devant les autorités américaines pour des raisons stupides.»

    Lorsque le représentant du Conseil Fédéral évoque la possibilité que le Gouvernement édicte un arrêté obligeant les banques à «annoncer tous les biens au sujet desquels les banques n'ont reçu aucune communication depuis une date critère», le Secrétaire de l'ASB répond: «Les banques ne pourront pas se plier à cette condition, elles iront devant le Conseil fédéral, devant les Chambres, devant la presse, mais elles ne peuvent accepter de prendre des mesures aussi stupides». (Notice interne du Département politique, 21 août 1947, E 2001(E) 1967/113/374)

  3. Pour finir, il faudra attendre 1962 pour que le Conseil Fédéral prenne une disposition, et très peu contraignante, visant à identifier les avoirs en déshérence détenus par les banques suisses.