La presse en guerre

Les éditoriaux du Monde

Henri Maler

(Version provisoire réservée aux participants à la rencontre de Genève des 2-3 octobre 1999)

En choisissant d’étudier les éditoriaux du Monde – du 25 mars au 17 avril, pour l’instant -, on ne s’est pas simplifié la tâche : des journaux favorables à la guerre menée par l’OTAN, il est loin d’avoir été le plus outrancier. De surcroît, pour mener cette étude, on a tenté de ne pas céder à deux facilités : prendre en défaut des commentaires quotidiens au nom des informations réunies depuis ou à partir du regard rétrospectif que l’issue du conflit armé permet de jeter sur son sens et ses effets.

L’orientation des éditoriaux du Monde est conforme à cette déclaration de Pierre Georges (directeur adjoint de la rédaction, chroniqueur) : " Depuis le début de cette affaire, les événements ne font que me conforter dans une ligne très claire : entre une paix du laisser-faire et une guerre qui peut donner une chance d'en finir, je choisis le moindre mal, c'est à dire l'intervention. D'ailleurs, contrairement à la guerre du Golfe, cette guerre n'a créé aucune fracture importante au sein de la rédaction du Monde. Les journalistes du Monde ne sont pas divisés, mais ils s'interrogent sur les conséquences de ce conflit, sur l'efficacité des moyens mis en oeuvre, sur la forme que doit prendre cette intervention. Ces différents bémols apparaissent d'ailleurs dans les papiers. Il reste que, sur le fond, la rédaction du Monde est à l'image de la plupart des médias français : elle a fait le choix de l'intervention. Je n'ai jamais entendu, chez les partisans de la non-guerre, d'arguments décisifs, de propositions concrètes. " (Marianne, 12-18 avril 1999, p. 16)

Unanimité dans le " choix " de la guerre, soutien assorti de " bémols ", surdité aux arguments adverses : le résumé de Pierre Georges est éloquent. Il reste que c’est moins la position prise que la posture adoptée qui nous intéresse ici. Et pour analyser cette posture, on se proposera seulement de lire les éditoriaux du Monde consacrés à la guerre en fonction des questions qu’ils se refusent de poser. Tant il est vrai que les questions soulevées ne prennent tout leur sens qu’en fonction des questions censurées.

Première question éludée : Que valait le projet de règlement pour le Kosovo présenté à Rambouillet ? Quelles étaient les dispositions prévues ? Leur contenu était il acceptable ? Toutes les ressources de la négociation étaient-elle épuisées ?

A cela Le Monde répond d’emblée, sans même s’interroger, que le projet de Rambouillet proposait une solution acceptable et constituait une ultime tentative

L’éditorial du 25 mars – sous le titre Un tournant historique - , n’hésite pas à affirmer que " Le président de la RFY, Slobodan Milosevic, refuse l'honnête solution qui lui a été proposée à Rambouillet ". En quoi s’agissait-il d’une honnête solution ? Le Monde ne le dit pas. De quelles informations disposons nous pour en juger ? Le Monde ne les fournit pas. Alors que Le Monde diplomatique, sur son site internet, puis L’Humanité hebdo du 30 avril ont publié les annexes du plan, Le Monde (qui pourtant a publié l’intégrale de l’audition de Clinton dans " l’affaire Monica Lewinski ") n’ pas jugé bon de publier le texte. Mais le quotidien ne s’est pas privé pour autant d’engager, sous la plume de Henri de Bresson, la polémique sur son interprétation1. La totalité du projet révèle que les dispositions militaires revenaient à ceci : l’intervention d’une force d’interposition de l’Otan, autorisée à s’intaller sur la totalité du territoire Yougoslave. Mais le journaliste du Monde ergote. Sous prétexte que ces annexes n’ont pas été débattues – " la discussion n’est pas arrivée jusque là " - il ne vaut pas la peine de les discuter…

L’honnête solution constituait, selon Le Monde, une ultime tentative : une fois éludées les conditions imposées au gouvernement de Milosevic, il est clair que la solution proposée pouvait passer pour honnête et, en ce sens, pour ultime : " après des mois de négociations aboutissant à l'accord de Rambouillet, refusé par le seul Milosevic ; après tant de temps perdu, il n'y avait plus d'autre solution que le recours à la force " (éditorial du 22 avril, Le but de guerre). Comme si ce recours à la force n’était pas aussi la conséquence d’une politique catastrophique des puissances occidentales depuis une dizaine d’années…

Deuxième question éludée: Existait-il une légitimité juridique à l’intervention de l’OTAN ?

On chercherait en vain, dans les éditoriaux du Monde, une formulation claire de cette question. L’éditorial du 25 mars – Un tournant historique – se borne à constater ceci : " Pour la première fois en cinquante ans d'existence - anniversaire qui sera célébré le 4 avril -, l'OTAN entre en guerre contre un pays souverain. Elle le fait sans autorisation explicite de l'ONU. " (souligné par moi).

Existe-t-il au moins – ce qui serait juridiquement étrange – une autorisation implicite ? C’est ce que Claire Téan – nous abandonnons une fois encore les éditopriaux pour les éclairer – ne craint pas d’affirmer. Après avoir rappelé que la résolution 1199 du 23 sept 99 avait été votée à l ’initiatives des diplomates français, Tréan écrit :

" La résolution énonce les obligations imposées à Belgrade (cessez-le-feu,fin des agressions contre les civils, retrait des unités spéciales, ouverture d’un dialogue politique avec la communauté albanaise) et, dans son article 16, stipule que le Conseil de sécurité " décide, au cas où les mesures conrètes exigées ne seraient pas prises, d’examiner une action ultérieure et des mesures additionnelles pour maintenir ou rétablir la paix ". La résolution 1203 du 24 octobre entérine l’accord conclu par Richard Holbrook avec M. Milosevic et fait ainsi des engagements qu’il contient (retrait d’une large partie des forces serbes du Kosovo, ouverture de négociations, etc.) des obligations internationales. Factuellement, M. Jospin a raison de dire que c’est le président yougoslave qui a contervenu aux obligations que lui imposaient la communauté internationale. Ces deux résolutions ont en outre été adoptées dans le cadre du chapitre VII de la charte des Nations unies, c'est-à-dire celui qu aurorise le recours à la force. Certes, en toute rigueur, le passage à l’acte (à ces " mesures aditionnelles " dont parle la résolution 1199) aurait supposé une nouvelle réunion du Conseil de sécurité pour mandater formellement l’OTAN d’une mission coercitive. Mais chacun savait bien qu’on ne pouvait pas emmener les Russes aussi loin. ". En toute rigueur, il n’esiste donc pas de bases juridiques aux bombardement de l’OTAN. Pourtant, le titre de l’article (dont Claire Tréan n’est peut-être pas l’auteur) affirme, sans vergogne, " Les résolutions de l’ONU donnent une base légale à l’intervention. ( Le Monde du 28-29 mars 99, p. 6. )

Troisième question éludée: Quels rapports existe-t-il entre l’intensification de la violence des forces Serbes et les bombardements ? Les bombardements n’ont-ils pas favorisé ce qu’ils prtétendaient empêcher ?

Pour Le Monde la réponse une fois encore dissimule la question : puisque l’épuration ethnique avait d’emblée, avant même l’intervention de l’OTAN, pour objectif de chasser les albanophones du Kosovo, le rôle des bombardements est une question subalterne. Selon l’éditorial du 30 mars - L'arme de Milosevic – l’épuration ethnique est " à l'oeuvre au Kosovo depuis au moins un an. Elle a connu l'un de ses moments les plus cruels en septembre-octobre 1998. C'est parce que les forces serbes avaient déjà chassé plus de 200 000 Kosovars de chez eux qu'Américains et Européens ont tenté une solution négociée avant de se résoudre à bombarder. Cette précision n'épuise pas le débat sur l'opportunité des frappes, mais elle en fait, hélas, partie.". L’éditorial du 3 avril 1999 affirme encore : " Les critiques formulées à l'égard des frappes de l'OTAN ne sauraient faire oublier cette réalité-là : la mise en oeuvre de la dernière phase d'une épuration ethnique, commencée durant l'été 1998 et ayant alors déjà conduit sur les routes de l'exode - sans bombardements de l'OTAN ! - 200 000 Kosovars".

Soit. Mais comment se fait-il que la mise en œuvre systématique de cette " dernière phase " ait attendue les bombardements ? Faute d’avoir clairment posé la question, les explications du Monde sont pour le moins fluctuantes.

Dans le même éditorial (l’éditorial du 30 mars - L'arme de Milosevic), elle tiennent en deux phrases désaccordées. Première phrase : l’épuration ethnique " serait dans une phase exacerbée, déclenchée par les forces serbes en représailles aux bombardements de l'OTAN" . Deuxième phrase : " L'intervention de l'OTAN a donc accéléré une épuration ethnique qui est cependant à l'oeuvre au Kosovo depuis au moins un an.". Que comprendre ? Que l’intervention de l’OTAN a accéléré la mise en œuvre d’un projet criminel en provoquant de simples représailles ? Pourquoi ne pas dire que la guerre de l’OTAN a favorisé la guerre de Milosevic ? Pourquoi ne pas dire clairement que la guerre de Milosevic visait pas à tirer parti des bombardements pour accomplir jusqu’à son terme – guerre criminelle contre guerre criminelle, en dépit de l’asymétrie des objectifs proclamés – la destruction d’un peuple.

Une fois encore : pourquoi la nouvelle la " nouvelle phase " a-t-elle été déclenchée à l’occasion des bombardements ? Pourquoi ? Question éludée qui reste évidemment sans réponse…

Reste le constat sur le résultat des bombardements, qui se précise dans l’éditorial du 31 mars - Le pari Primakov –: " les frappes de l'OTAN sur le Kosovo n'ont pour l'instant conduit qu'à aggraver un drame humanitaire au centre de l'Europe". Ainsi les bombardements de l’OTAN ont " aggravé " ce qu’elles prétendaient empêcher.

Mais quand il s’agit d’analyser ce qu’est ce " drame humanitaire ", les relations se brouillent à nouveau. L’éditorial du 3 avril 1999 conteste ainsi la notion de " catastrophe humanitaire " : " On parle de " catastrophe humanitaire ". L'expression est certes vraie, mais elle est imparfaite. Car elle pourrait laisser croire que les Kosovars fuient d'abord la guerre et les bombardements de l'OTAN. Or, tous les témoignages recueillis aux frontières du Kosovo convergent : le gros de l'exode se fait sous la pression - et le mot est faible - des troupes serbes. Cette " catastrophe humanitaire " est une action de guerre, un crime contre les civils. Elle constitue le plus rapide transfert forcé de population qu'ait connu l'ex-Yougoslavie depuis son éclatement. Les critiques formulées à l'égard des frappes de l'OTAN ne sauraient faire oublier cette réalité-là : la mise en oeuvre de la dernière phase d'une épuration ethnique, commencée durant l'été 1998 et ayant alors déjà conduit sur les routes de l'exode - sans bombardements de l'OTAN ! - 200 000 Kosovars ". Mais quel rôle les bombardemùments ont-ils joué dans cette mise en œuvre ? On ne sait toujours pas. En revanche, on sait désormais que, pour Le Monde, la notion de "catastrophe humanitaire" est inappropiée, non pas parce qu’elle n’a aucun sens, non pas parce qu’elle dispense de s‘interroger sur l’ensemble de ses causes, mais seulement parce qu’elle dissimule l’une d’entre elles: la guerre conduite par les forces serbes. Mais quel rôle, même indirect, attribuer aux bombardements? Le Monde s’en tient avec une réserve prudente à un constat négatif. Ainsi dans l’éditorial du 7 avril - Réfugiés : le non-dit français : "Au treizième jour de la campagne de bombardements de l'OTAN sur la République fédérale de Yougoslavie, mardi 6 avril, il y a au moins un résultat que personne ne conteste : l'incapacité avérée, pathétique, de ces raids à empêcher le " nettoyage ethnique " du Kosovo ordonné par M. Milosevic. " Ainsi les bombardements n’ont été qu’inefficaces : aucun rôle causal, même atténué, ne leur revient. Faute d’avoir posé la question correspondante, le Monde se borne à constater une corrélation quasiment inexistante.

Pourtant le diagnostic d’inefficacité conduit Le Monde à proposer une ébauche de réponse à la question qu’il se refuse à poser. L’éditorial du 17 avril – Le risque de la défaite – explique ainsi le rapport entre les bombardements et l’exode: " Non seulement les bombardements n'ont pas atteint, de l'aveu même de certains stratèges américains, l' " objectif militaire minimum " attendu. Mais ils ont eu pour principal effet de donner à Milosevic l'alibi qu'il attendait pour donner libre cours à son cynisme brutal. " Un simple alibi. Mais dont l’existence conduit à soulever un problème qui devait l’être depuis le début : est-ce la guerre engagée par l’OTAN qui est condamnable ou seulement la stratégie militaire adoptée ?

Le Monde se bornera à critiquer seulement la stratégie, en préconisant une intervention au sol. Comme si l’on pouvait dissocier la guerre menée par l’OTAN de la stratégie militaire de la puissance qui domine cette organisation…

Quatrième question éludée: Quels sont les objectifs des Etats-Unis au Kosovo?

La thèse du Monde est dès plus simple: les USA ont prêté leur appui aux Européens dans une guerre humanitaire. De simples auxiliaires en quelque sorte. Dès le 27 mars, l’éditorial – Le débat et les faits - affirme: "Dans l'affaire du Kosovo - cette province méridionale de la Serbie, à majorité albanaise -, l'initiative politique est largement revenue aux Européens, notamment à la France et à la Grande-Bretagne." Ainsi l’éditorial du Monde du 24 avril 1999 –OTAN : l'enjeu de Washington – souligne: "Répétons-le : en Bosnie comme au Kosovo, les Etats-Unis n'étaient pas demandeurs. Ce sont les Européens qui ont sollicité l'assistance américaine, parce qu'ils n'avaient pas les moyens militaires de leur diplomatie." Et Le Monde inlassablement reprend cette légende. L’éditorial du 10 mai 1999 – La guerre de la France – réaffirme ceci: "La France participe à une guerre européenne, décidée sous l'impulsion politique de Paris et de Londres, et non sous la pression des Etats-Unis, comme veut le faire croire une faribole trop souvent entendue sous nos cieux. Elle est menée au nom des intérêts politiques - et non pas économiques - de l'Europe de demain, des valeurs morales qui doivent la fonder. " Les Etat-Unis se seraient bornés à mettre leurs armes au service d’une diplomatie qui n’était pas la leur. La guerre " n'est majoritairement conduite par les Etats-Unis que du fait des faiblesses d'une Europe de la défense qu'il eût fallu construire avec autant d'urgence que celle de l'euro ".

Dès lors il devient inutile de s’interroger sur les objectifs propres des Etat-Unis. Comme si les Etat-Unis ne poursuivaient pas des objectifs géopolitiques déterminés qui sont indissociables de ses intérêts économiques. En tout cas, ce n’est pas dans lmes éditoriaux du Monde qu’il faut chercher une quelconque interrogation à ce sujet.

Par conséquent une seule question demeure: comment faire en sorte que les européens disposent de forces armées à la hauteur de leur diplomatie? Revenons à l’éditorial du 27 mars : "Dans l'affaire du Kosovo - cette province méridionale de la Serbie, à majorité albanaise -, l'initiative politique est largement revenue aux Européens, notamment à la France et à la Grande-Bretagne. Aussi, ceux qui, légitimement, de part et d'autre du spectre politique, à droite comme à gauche, soulignent que l'Europe, dans la crise du Kosovo, est à la traîne ou sous la tutelle de Washington, devraient-ils reconnaître qu'il n'est, à l'avenir, qu'une solution pour l'éviter : la poursuite de la laborieuse - lente, trop lente - constitution d'une Europe de la défense. Mais le paradoxe c'est que ce sont souvent les mêmes qui contestent la prépondérance américaine et l'intégration européenne ! L'affaire du Kosovo plaide de manière criante pour une identité européenne en matière de défense.". Comme si la construction militariste de l’Europe ne faisiait pas problème…

Pourtant, à mesure que le temps passe et que les bombardements s’intensifient, les cibles de l’OTAN se brouillent aux yeux de ceux qui soutient cette intervention

Cinquième question éludée : Les armées de l’OTAN ne visent-t-elles que le régime de Belgrade et des objectifs militaires ?

On pourrait croire que Le Monde a mis en doute très tôt le caractère strictement militaire des cibles de l’OTAN. Une mise en question apparente apparaît dans l’éditorial du 26 avril 1999 – Bombes contre images...: "Quand on s'attaque à un service public tel que la télévision, aussi collectif et intimement lié à la vie privée, on ne peut pas continuer à dire qu'on fait la guerre à un régime, et pas à un peuple." Mais c’est aussitôt pour confier à l’opinion le soin de d’avoir des impressions: " L'effet sur les opinions occidentales risque d'être dévastateur. Très vite peut s'imposer l'impression qu'on frappe les immeubles de Belgrade par incapacité à s'en prendre aux unités serbes au Kosovo." . On ne peut pas continuer à dire… Mais Le Monde continue pourtant à l’affirmer. L’éditorial du 29 avril – La Guerre de la France – déclare ceci: "La guerre est une affaire trop grave pour ne pas devoir rappeler quelques vérités sur celle du Kosovo. D'abord, justement, qu'il s'agit bien d'une guerre, même si elle n'a, jusqu'à présent, fait que des victimes civiles, serbes ou kosovares. C'est une guerre menée contre le régime d'un homme, Slobodan Milosevic, responsable ces dix dernières années des pires atrocités que l'Europe ait connues depuis 1945". Une guerre menée contre un régime ? Il faudra attendre le 2 juin pour que Le Monde admette enfin que cette guerre là prend pour cibles des objectifs civils…

Ainsi il apparaît que pour " faire plier Milosevic " et " imposer le retour des réfugiés " dont on a favorisé l’expulsion, il fallait détruire les infrastructures éconiomiques de tout un pays, prendre des risques écologiques majeurs, contribuer à la misère de sa population. S’agit-il encore de ces œufs que l’on doit casser pour faire des omelettes ?

Sixième question éludée: Les contradictions entre les fins proclamées et les moyens employés ne mettent-ils pas en question les fins poursuivies ?

Au fil des éditoriaux, Le Monde entrevoit le risque de la défaite, voire du désastre. 30 mars : l’intervention de l’OTAN a accéléré l’épuration ethnique. 31 mars : les frappes de l’OTAN n’ont pour l’instant conduit qu’à aggraver un drame humanitaire au centre de l’Europe.

Aux yeux de la rédaction du Monde, les objectifs se brouillent . Et l’éditorial du 2 avril – Questions du septième jour - exige que des objectifs appremment limpides soient enfin clarifiés : " Toute opération militaire réclame certes du temps et de la détermination. Mais les dirigeants européens et américains doivent incessamment indiquer quels sont désormais les objectifs poursuivis par l'opération " Force alliée"  ". 5 avril, sous le titre Silence on bombarde : " Bill Clinton avait, à l'avance, tenté d'expliquer la détermination des Occidentaux à poursuivre leur campagne de bombardements sur la République fédérale de Yougoslavie. Slobodan Milosevic " veut garder le Kosovo et le vider de sa population (...), nous ne pouvons pas laisser faire cela impunément ", a dit le président américain. L'explication vaut ce qu'elle vaut, mais elle a le mérite d'exister. A Londres, le premier ministre, Tony Blair, et le secrétaire au Foreign Office, Robin Cook, se relaient pour s'adresser quasi quotidiennement aux Britanniques. A Bonn, le ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer, parle régulièrement à ses compatriotes. Rien de tel à Paris. ".

Bientôt rode le spectre de la défaite. 17 avril, sous le titre Le risque de la défaite : " Et pourtant, après trois semaines de frappes aériennes, on ne peut déjà plus totalement exclure un tel scénario-catastrophe, où s'accomplirait le noir dessein de Slobodan Milosevic : déporter tout un peuple. Le seul fait de devoir envisager un épilogue aussi lugubre en dit long sur les échecs subis par les Occidentaux depuis le début de l'opération " Force alliée ". ". 20 avril, sous le tite Langue de bois : " A l'aune de leurs déclarations au début de l'opération, " Force alliée " est un échec. " 22 avril, sous le titre : " La critique sur l'inadéquation des moyens choisis par rapport aux buts assignés est largement fondée. "

Mais jamais Le Monde ne soulèvera la question suivante : une telle contradiction ne jette-t-elle pas pour le moins un doute sur la nature des objectifs poursuivis ?

Et quand la " victoire " de l’OTAN aura permis le retour des albanophones violemment et massivement exilés, Le Monde feindra de croire que leur retour était l’objectif principal des bombardements qui ont précipité leur expulsion. Serge July, pour Libération, parlera au moins d’une " Amère victoire ". Autant dire une défaite pour les peuples des Balkans…

Septième question éludée : Pourquoi fallait-il soulever toutes ces questions ?

Il n’y a apparemment pas grand sens à se demander pourquoi que Le Monde, éludait les questions qui dérangeaient ses réponses. La réponse semble évidente. Il faut pourtant y regarder de plus près.

Pourquoi Le Monde soulève-t-il avec insistance ses propres questions qu’elles soient pertinentes ou biaisées ? Parce que la position adoptée – le soutien à la guerre – l’amène à adopter une posture de conseiller en stratégie militaire et de conseiller en communication politique (éditorial du 26 avril, Bombes contre images...)

Conseiller en stratégie militaire, Le Monde – comme Libération - croit ou affecte de croire que l’on peut infléchir la stratégie militaire de l’OTAN : qu’il est possible de mener, avec l’OTAN, une guerre qui ne soit pas cette guerre. De là les conseils prodigués sur l’intervention au sol et la sélection des cibles.

Sur l’intervention au sol, Le Monde commence par s’interroger : " Fallait-il exclure d'emblée le recours à une intervention terrestre ?" (éditorial du 2 avril, L'OTAN contre la Serbie. Questions au 7ème jour). Puis, le temps passant l’interrogation fait place à la l’affirmation : "Peut-être serait-il temps de dire la vérité : la défense du droit au retour des réfugiés est un slogan vide de sens si l'on continue à catégoriquement exclure l'envoi de troupes au sol " (éditorial du 7 avril, Réfugiés : le non-dit français). Et enfin : " Les stratèges de l'OTAN ont d'ores et déjà suffisamment sous-estimé le pouvoir de Belgrade pour qu'on se permette de leur donner un conseil : M. Milosevic pliera d'autant plus rapidement qu'il saura que les alliés préparent aussi une intervention au sol. " (éditorial du 22 avril, Le but de guerre – souligné par moi)

Conseiller en communication politique, Le Monde somme les dirigeants de l’OTAN et les responsables politiques de clarifier leurs objectifs pour ne pas désorienter l’opinion publique. .. qui risquerait de désavouer une guerre qu’elle semble soutenir. C’est le rôle de l’opinion qui vaut à Jospin et à Chirac d’être sommés de parler, après quelques jours de silence : "On ne fait pas la guerre sans rendre compte à l'opinion. " ( éditorial du 5 avril, Silence, on bombarde). Et dix jours plus tard : " Une chose est sûre : les Occidentaux, face à des opinions - par nature changeantes en démocratie -, devront, plus que jamais, expliquer que le combat qu'ils mènent au Kosovo est juste, car il s'agit d'y défendre des valeurs qui sont l'avenir de l'Europe. " (éditorial du 17 avril, Le risque de la défaite). Pourquoi désavouer le bombardement de l’immeuble abritant la RTS ? Essentiellement, parce que " L'effet sur les opinions occidentales risque d'être dévastateur " (éditorial du 23 avril, Bombes contre images…)

En appeler ainsi au conditionnement de l’opinion, c’est rappeler – le terme n’est pas nécessairement péjoratif – le rôle de la propagande. Comment dès lors ne pas être frappé du rapport entre les injonctions formulées au nom des exigences de la propagande et les silences observés en dépit des exigences de l’argumentation ?

A ces questions qui ne seront pas posées, on pourrait en ajouter bien d’autres. Mais ils suffit, pour l’instant…

Dernière question : quelles règles doivent se fixer les journalistes ?

A cette question l’éditorial du 30 mars répond : " L'exemple de la guerre du Golfe qui, trop souvent, vit la presse grugée, impose une réaction de précaution. Toute guerre est un moment de démesure qui oblige les médias à se méfier, plus que d'ordinaire, des émotions et des passions. Il faut s'efforcer d'informer honnêtement, le plus rigoureusement possible, sans épouser la propagande des camps en présence.". Sans doute, mais à condition d’ajouter que l’on est en droit d’attendre d’un " journal de référence " :

Peut-on vraiment affirmer que Le Monde a répondu à ces deux attentes ? On peut en douter. Mais c’est à une autre étude qu’il reviendrait de proposer une réponse étayée.

Post-scriptum

On n’a pas pris en compte ici les éditoriaux postérieurs au 17 avril 1999. Pourtant, il vaudrait la peine de les suivre jusqu’au moment de la " victoire ". et au-delà. Notons seulement que Le Monde a poursuivi un travail d’occultation sur certaines conséquences de la " guerre humanitaire ". Parmi les aléas de celle-ci, la " contre épuration ethnique " au Kosovo que Le Monde commente ainsi : " " C’est sans doute une affaire de semaines et non de mois : à très court terme, il n’y aura plus de Serbes, guère plus de Tziganes non plus, au Kosovo.(…) La vérité est que les Serbes ne se sont jamais bousculés pour s’installer au Kosovo où, la pression démographique de la population d’origine albanaise aidant, ils sont depuis longtemps minoritaires. (…) Demain, ils ne seront donc plus que quelques milliers. Ils sont d’abord partis dans les fourgons de l’armée et de la police serbes, défaites par l’OTAN. Depuis, jour après jour, les Serbes continuent à fuir, massivement, par familles entières. Qui est responsable ? Les Albanais, qui exercent leur " revanche ", règlent des comptes ou profitent de la situation ? Il y en a, bien sûr. Et, déjà, on entend, venu du cœur de ceux qui étaient opposés à l’intervention alliée, des voix stigmatiser une manière d’" épuration ethnique " à rebours. Rien n’est plus faux. Les Serbes fuient aussi parce qu’une bonne partie d’entre eux ont participé aux exactions, ont approuvé ou accompagné les pillages et les meurtres commis, à l’instigation de l’armée et des paramilitaires, pour chasser la population kosovare de la région. L’ampleur de l’exil serbe traduit l’ampleur des méfaits perpétrés contre les kosovars d’origine albanaise. (…) ". Sans commentaires…

Si ce n’est celui-ci : " Non signé, l’éditorial est une œuvre collective, qui engage l’ensemble du journal " (Robert Solé, médiateur du Monde, Le Monde, 11-12 juillet 1999, p. 11).

  1. Henri de Bresson, Polémique sur les clauses non publiées de l’accord de Rambouillet sur le Kosovo. Des mesures comparables à celles régissant la SFOR en Bosnie ", Le Monde du 2-3 mai 1999, page 32.